Article d'Henri Dontenville,
paru dans L'Education nationale n° 13, 13 juin 1949

 

Au Musée pédagogique vient d'avoir lieu sous le patronage du ministre de l'Education nationale, une exposition : Etres de terroir et sites à légendes. Elle groupait, et pour la première fois, plus de deux cents gravures qui prolongent et appuient l'ouvrage paru aux Editions Payot: La Mythologie française, ouvrage qu'une commission officielle a bien voulu recommander à toutes les bibliothèques. En outre, cette exposition comportait une série de dessins d'enfants qui illustrent, sans en déformer l'esprit, Ies traditions relatives à Gargantua, indépendantes de Rabelais. Là encore, il y a nouveauté dans le choix du thème et il serait bon que, mon carton d'images sous le bras, je puisse aller dans les départements montrer à d'autres encore que des Parisiens, ces documents qui rendent sensible le plus ancien et le plus pur patrimoine spirituel de notre peuple.

Dans son numéro du 2 décembre dernier, L'Education nationale avait publié, pour préparer l'établissement de la carte mythologique de la France, un plan de recherches à l'usage des écoles normales primaires. J'avais au reste profité de la réunion à Paris, fin octobre, de leurs directeurs et directrices, pour remettre à chacun d'eux un petit dossier propre à chaque département, dossier qu'il s'agit de compléter et à l'occasion de rectifier. Mais il est clair que la recherche ne saurait être le privilège des élèves maîtres et des élèves maîtresses. D'autres encore y sont conviés.

Les informateurs en ce domaine appartiennent à des milieux divers. Pour des documents anciens, notamment pour les premières formes attestées de certains noms de lieux qui peuvent être en rapport avec les êtres mythiques étudiés, ce sont les archivistes départementaux. Leur concours est particulièrement précieux, là où n'existe pas encore de dictionnaire topographique ou bien lorsque ce dictionnaire est incomplet. Très souvent, les maires des communes rurales sont bien renseignés et plus d’un, par goût personnel et par attachement au terroir, s'intéresse aux questions posées. Parfois, c'est un médecin ou un curé de campagne, ou encore un ingénieur T.P.E. qui sont au courant d'une légende, connaissent un vestige et apportent leur contribution. Mais il est clair que c'est le corps enseignant qui a ici le plus à dire et tout spécialement celui des instituteurs et institutrices. Le professeur n'est pas toujours familier de la région où il est appelé à exercer ; il habite la ville où les souvenirs des croyances d'autrefois sont davantage abolis ; l’instituteur rural en revanche, s'il ne fait pas que passer dans son poste, a, peut-on dire, tout sous la main : plus commodément que quiconque, il peut tirer du casier le plan cadastral, y relever le nom caractéristique que nul n'a encore aperçu ; il peut, mieux que quiconque encore, et sans inspirer défiance, interroger les vieilles gens, apprendre d'eux parfois d'anciens dires qui courent danger de tomber dans un oubli définitif. Aussi bien, plus d'un instituteur et plus d'une institutrice de campagne, par une activité de ce genre après classe et durant les vacances, se sont-ils acquis des titres solides dans le monde savant. Pour prendre un exemple, qui ne risque pas de départager les vivants, je citerai un défunt, Claudius Savoye, en son temps instituteur à Odenas (Rhône) : cet homme, archéologue et folkloriste, a passé vingt-cinq ans à composer son Beaujolais préhistorique et il n'a pas été fait depuis, sur le sujet, d'ouvrage qui remplace le sien. Savoye pouvait n'avoir qu'un brevet, mais il ne s'est pas endormi, comme s'endorment tant d'autres sur leurs titres d'agrégés et de docteurs et à le fréquenter on sent dans le champs de l'investigation, un semblable, de même qu'on se sent parent avec d'autres chercheurs des siècles écoulés et c'est positivement, dans le règne de l'esprit, comme si ni Savoye, ni les autres n'étaient morts

Qui est Gargantua ?
On aurait pu en ce lieu traiter du cheval Bayard, des fées, des dragons, de la chasse sauvage, mais le mythe le moins étudié jusqu'à présent, bien que ce soit en France le plus important et qu'il permette de mieux comprendre les autres, c'est celui de Gargantua et c'est sur celui-ci que mes correspondants m'ont apporté le plus de renseignements frais.

Qu'est-ce que Gargantua, en dehors de l'œuvre tardive et personnelle que Rabelais a échafaudée sur lui ? A creuser longuement son long nom raboteux, on finit par trouver que ce nom est un composé qui signifie : "Celui du mont Gargan", en même temps qu'on s'aperçoit que son activité primitive a été précisément de dresser des monts. Il est, à l'origine lointaine, une manière de démiurge géant qui façonne notre sol, émanation du Dieu suprême des Gaulois qui fut Bélénos, l'Apollon des Grecs et des Latins. Bélénos ne s'est que peu conservé dans le "Prince Belin" du Jura et le "Seigneur Belin" du Bas-Maine, mais celui dont des textes médiévaux, confirmés par des coïncidences nombreuses sur le terrain, font comprendre qu'il est son fils, se manifeste encore sur quelque trois cents points du pays roman, tant de 1angue d'oïl que de langue d'oc. Il pérégrine chez nous un peu comme Hercule, fils de Jupiter, dans le monde méditerranéen. Du flanc des montagnes sourdent les eaux et Gargantua, l'Etre des monts, est aussi le Maître des eaux ; c'est lui qui en règle le débit, en absorbe le trop-plein aux gués pour permettre le passage, ou les alimente au contraire en cas de sécheresse. Durant l'ère chrétienne, et sans l'abandonner, la bonhomie paysanne l'a traité avec familiarité : on devine comment elle lui fait alimenter les rivières et quant aux monts, collines et tertres, ce sont tantôt ses hottées, tantôt les "dépatures" de ses souliers embourbés, tantôt le résultat de ses copieuses digestions, cependant que les mégalithes et quelques autres blocs naturels mais étranges sont les gravois qui se sont glissés dans sa chaussure et dont il se débarrasse. Nous sommes loin, là, du héros rabelaisien qui va faire des études à Paris et qui boira beaucoup plus de vin que d'eau.

L'Etre des monts
Ces notions étant sommairement fixées, voyons ce que des informations récentes, dues au corps enseignant, ont apporté. Je répète qu'elles proviennent surtout des instituteurs et des institutrices et te] renseignement local qui m'est fourni accidentellement par un doyen de Faculté et membre de l'Institut, n'a pas valeur supérieure à ceux que je vais citer.

Voici donc pour commencer ce que m'a appris un instituteur de l'Yonne, M. G. Renaud : le dictionnaire archéologique du département (Ph. Salmon) donnait à Saimpuits un lieu-dit "Gargantuas", interprété faussement par lui et mon éminent prédécesseur Paul Sébillot comme un pluriel, alors qu'il s'agit d'une graphie prérabelaisienne du nom, attestée en 1470. Mon correspondant a tout d'abord bien lu au cadastre "Gargantuas" et non "les Gargantuas" et en plus, il me rapporte ce que personne n'avait encore noté, à savoir que les gens du pays racontent que si une butte calcaire se trouve là, c'est que le géant Gargantua, de passage, a décrotté en cet endroit ses sabots. Un croquis m'est adressé qui précise cet endroit qu'ignorent aussi bien la carte d'état-major que la carte antérieure de Cassini. Or, le lieu n'est pas indifférent : Saimpuits est à proximité d'Entrains, l'Intoranum des Gallo-Romains et sur un vieux chemin possible de cet Entrains à Joigny. Près de Joigny on connaît aussi une "houttée et deux "dépattures" de notre Géant. Entre ces deux villes la légende s'est en outre fixée à Senan, dans la vallée du Tholon.

Un de mes plus précieux correspondants est M. Paul Bailly, instituteur à Nanteuil-lès-Meaux et folkloriste des plus actifs. M. Bailly m'a dit comment, selon la légende, se sont formées les hauteurs de Nanteuil : "Gargantua, venant de Champagne, puisa au méandre de la Marne, à la Plâtrière. Il tomba. Sa hotte, en se vidant, forma la hauteur Nanteuil-Saint-Fiacre-Villemareuil. En ce dernier lieu, la source devant l'église est consacrée à saint Christophe. A Nanteuil même, la "pierre de science" (probablement menhir) a été enlevée en 1833." Dans la carte des Gaules, Meaux qui est à proximité des hauteurs indiquées, ancien chef-lieu des Meldii, était à un carrefour de routes important.

Mais ce n'est pas tout ce que l'on doit ici à M. Bailly. Il est allé du côté de Moret, au confluent de la Seine et du Loing, là où un saint Nicaize est réputé avoir terrassé le dragon et il en a rapporté ceci : Gargantua, parcourant le Gâtinais, puisa dans l'étang de Moret. Fort en colère, il s’écria : "Demain, je reviendrai boucher ce trou !" Il revint en effet le lendemain, chargé d'une pleine hotte de terre. Lorsqu'il voulut se décharger, les bretelles de la hotte cédèrent et Ie contenu forma la butte de Frains, célèbre dans tout le voisinage". Cette butte domine l'itinéraire de Reims et Châlons vers "l'ombilic gaulois".

Gargantua, faiseur de monts, est aussi porteur de pierres et porteur de pierres sacrées, comme l'est le couple géant des Grandes Chroniques qui va poser les siennes au Mont Saint-Michel et à Tombelaine. Seulement, la bonhomie populaire le fait, dans les temps modernes, jouer avec ces mégalithes désormais sans emploi et en voici un exemple, jusqu'ici non consigné, que m'a donné et cette fois en pays de 1angue d'oc, Mme Durand, institutrice à Rogues (Gard), elle aussi excellente folkloriste :
"De passage dans les Cévennes, Gargantua monta au sommet du Saint-Giral et commença à jouer aux palets. L'un atteignit la Trivalle (encore debout), le second s'arrêta sur Lacam (couché) ; le troisième (détruit) ne vint qu'à Campaillon, le géant ayant perdu son souffle." Un plan accompagnait cette communication, ainsi que deux photographies qui ont figuré, parmi d'autres documents à la récente exposition du Musée pédagogique. On ne connaissait jusqu'à présent la légende des "peyros plantados" de Rogues que sous son revêtement chrétien : défi à Jésus Christ de deux démons qui jouaient aux palets sur la montagne.

Le Maître des eaux
Avant de quitter le département du Gard, il est bon de se rendre à Colognac. On savait déjà, grâce à Sébillot, ceci, entendu des paysans : "Quand Gargantuas passavo per nostros Cévenos, mettié 'n pé sus la Fago, l'autre sus lou Serré de Loumbrié e piéi s'abauravo per beure la Vidourle" (Quand Gargantua passait par nos Cévennes, il mettait un pied sur la Fage, l'autre sur le pic de Loumbrier, et puis il se couchait à plat-ventre pour boire le Vidourle). Mais ce n'est pas tout et Mme Viala, institutrice, est en mesure d'ajouter :
"La ferme de la Pesade, sous Loumbrier, conserve l'empreinte du pied de Gargantua. Celui-ci se serait en outre servi des pierres arrondies qui sont à côté pour jouer aux boules. Il aurait aussi avalé, sur la route de Cros (juste en bordure du torrent), un homme porteur d'épines, ce qui ne lui fit pas plus d'effet qu'une "borde" (grain de poussière, brin de paille). Ce dernier trait encore inédit vient renforcer le thème répandu en la plupart de nos provinces et qui présente un Gargantua absorbant, en même temps qu'un cours d'eau, le bateau et les mariniers qui passent dessus, ou encore la charretée et le charretier qui traversent le gué. La plaisanterie populaire n'est plus bridée là par un clergé préchrétien aboli.

J'en finirai avec cette présentation d'échantillons, en remontant jusque dans le département du Pas-de-Calais. Cette fois, nul détail pittoresque et humoristique, mais une précision géographique du plus haut intérêt. Le dictionnaire topographique signalait, sans plus, un "bois de Gargantua" à Rebreuve. Le département compte deux Rebreuve. C'est Rebreuve-sur-Cauche dont il s'agit. Le bois en question figure en effet au cadastre de cette commune. Personne n'avait encore cependant relevé la légende. Or, sur ma demande, M. Fatoux, instituteur, a interrogé des habitants et la femme du maire, une vieille personne, lui a répondu : "Les anciens lui ont conté dans son enfance que Gargantua était jadis passé à Rebreuve. Il s'y est arrêté pour satisfaire un besoin et c'est comme cela que la Canche est née. Il a ensuite secoué la terre de ses souliers et cela a donné le "Mont-Blanc", une butte calcaire du côté du bois de Gargantua".

La butte en question peut très bien, de même que celle de Saimpuits dans l'Yonne, être funéraire : on a pu, aux âges révolus, y enterrer "en Gargan" ou "en Gargantua", comme aux âges chrétiens, en le Seigneur Jésus, dans les églises et si, au lieu de respecter ces buttes, on les ouvrait, il est probable qu'on y trouverait des ossements et des objets des époques gauloise et néolithique. Mais ce qui est le plus frappant, c'est ce point de franchissement de la Canche. Le "bois de Gargantua" est, dans cette vallée, non quelques kilomètres en amont ou en aval, mais exactement au point où un cheminement apparemment pré-romain, recouvert ensuite par une voie romaine, traversait la rivière en ligne droite pour relier Amiens-Samarobriva et Thérouanne-Taruenna, autre chef-lieu de tribu. Dans le cas particulier, on se souvient que le
Géant a créé la rivière et non que, dûment sollicité, il en a rendu le gué praticable en un temps où l'on ne construisait guère de ponts.

Rénovation par la recherche
Les quelques indications ci-dessus donneront idée de ce que sera la carte mythologique de la France quand, avec l'aide surtout du corps enseignant, on aura pu la constituer. Elle apportera à la connaissance du passé national une importante contribution. Mais tout n'est pas dans le passé. A travers un millénaire et demi de christianisme se perpétuent dans nos campagnes et même dans nos villes d'étonnantes survivances : la Tarasque a couru encore à Tarascon en 1946 ; le cheva] Bayard, avec ses Quatre fils, se montre à la grande kermesse de Bruxelles ; il est question de ressusciter Mélusine à Lusignan, question qu'elle repose la première pierre de la Tour Poitevine, en ce château que les guerres entre catholiques et protestants ont détruit au XVIème siècle, et cette action symbolique aura des échos partout où Mélusine est connue, du Dauphiné au Canada français ; enfin Gargantua réunit à cette heure deux petites villes qui s'ignoraient, Bailleul dans le Nord et Langogne en Lozère (sans parler d'un chant populaire landais), parce que ces deux villes ont promené et promèneront encore les jours de fête une effigie colossale du bon Géant et ici aussi il y a quelque chose du Nord au Midi on fonde en profondeur, et par-delà les siècles, l'unité française.