Les
Précurseurs
|
Bernard SERGENT
En intitulant son livre, publié en 1947, Mythologie française, Henri Dontenville reprenait un titre vénérable, puisque dès 1771 le précurseur de cette discipline, l'abbé Bullet, intitulait un ouvrage Dissertation sur la mythologie française. Dès la génération suivante, un groupe d'intellectuels composant l'"Académie celtique" consacre une large partie de son travail au "folklore" (mis ici entre guillemets parce que l'invention du terme "folklore" remonte à 1846), avec enquêtes méthodiques, comme en témoignent ses Mémoires publiés de 1807 à 1812. C'est ainsi les résultats d'une première collecte d'ampleur nationale que peut exposer Alfred de Nore, en 1846, dans ses Coutumes et traditions des provinces de France (ouvrage heureusement réédité en 2000 par les Editions de la Grande Fontaine).
La France connut ainsi, durant tout le XIXe siècle, comme tous les pays européens, un essor considérable de l'ethnologie et du folklore. De nombreuses revues furent fondées, soit entièrement consacrées au folklore - ce sont Mélusine en 1877, la Revue des traditions populaires en 1886, La Tradition en 1887, qui devient la Revue du traditionalisme français et étranger en 1906 - soit au moins accueillant dans leurs colonnes les textes de littérature orale - ainsi la Revue celtique, fondée en 1870, la Revue des langues romanes, fondée la même année, Romania, fondée deux ans après, Kryptadia, fondée en 1884, la Revue des patois gallo-romans, fondée en 1887. Et des éditeurs publient alors des collections de recueils de contes (47 volumes chez Maisonneuve et Larose, de 1883 à 1903 ; 44 volumes chez Leroux, de 1881 à 1930).
C'est de la grande époque de ces revues et de ces collections, dans la fin du XIXe siècle et le début du XXe, que date également l'œuvre de l'homme qui peut être considéré comme le précurseur le plus direct de Dontenville : connu sous le nom de Pierre Saintyves, il s'auto-éditait aux éditions Émile Nourry, son véritable nom, et écrivit maint ouvrage sur la tradition française, sur les contes, leurs origines, leurs sens. Dans celui qui sans doute eut le plus important succès, Les Saints successeurs des dieux, il soutint que les saints populaires du christianisme occidental n'étaient que la christianisation superficielle des anciens dieux du paganisme : autrement modulée, considérablement nuancée, et avec un accent davantage porté sur les dieux proprement celtiques, dont les mythes ont été transférés sur de saints personnages du haut Moyen Age, cette thèse sera celle de Dontenville et de nombre de ses successeurs au sein de la Société de Mythologie Française.
Pourtant, pour des raisons complexes, et qu'un socio-historien se devra d'étudier un jour, l'intérêt pour le folklore fléchit et s'effondre dans les années vingt. La critique de l'œuvre de l'un des plus éminents spécialistes du conte, Emmanuel Cosquin, par le grand médiéviste Joseph Bédier, n'explique pas tout. A la mort de leur fondateur, les revues mentionnées ci-dessus s'arrêtent : Paul Sébillot meurt en 1919, et la Revue des traditions populaires qu'il avait fondée prend fin la même année ; Kryptadia cesse en 1911, Mélusine en 1912, la Revue du traditionalisme français et étranger en 1914, et les grandes séries de collections de contes s'arrêtent aux dates qu'on a mentionnées. Aucune revue, aucune série n'assure la continuité. Cosquin meurt en 1918, Saintyves en 1935, deux des co-fondateurs de Mélusine, Eugène Rolland et Henri Gaidoz respectivement en 1909 et en 1932, et la relève n'est qu'à peine assurée : pendant trente ans, la France connut une lacune quasi totale de ses études folkloriques. Seul le grand savant d'origine belge Arnold Van Gennep donne, principalement, au Mercure de France une chronique mensuelle comprenant une critique raisonnée des travaux paraissant dans le domaine du folklore. Travail fort utile, et son grand Manuel de folklore français contemporain est une œuvre de toute première importance ; mais Van Gennep s'est toujours refusé à étudier les sources anciennes du folklore, à son avis inconnaissables. La rigueur scientifique consistait, pour lui, à définir le folklore comme matière strictement délimitée, seul moyen de lui donner un jour, précisément, le statut universitaire qu'il n'avait pas.
Et une revue fondée en 1930 sous le nom de Revue de folklore change rapidement son titre en celui de Revue de folklore colonial : signe des temps, car cette période est celle du grand essor de l'ethnologie française dans l'outre-mer, des séjours de Jacques Soustelle au Mexique, de Claude Lévi-Strauss au Brésil, de Marcel Griaule et de son équipe au pays dogon ou en Ethiopie.
Or, pendant ce temps, le folklore connaît un essor considérable dans les autres pays, au point qu'au troisième Congrès international de folklore, en 1937 (le premier avait eu lieu à Paris 1900 !), les spécialistes étrangers attirèrent l'attention de leurs collègues français sur la carence de la collecte de contes dans leur pays…
C'est alors de sa propre initiative qu'un chercheur, Paul Delarue, à la même époque, entreprit de réaliser pour la France l'ouvrage homologue à ceux qui existaient dans de nombreux pays, à savoir la synthèse classée du matériel publié dans le domaine du conte, et cet ouvrage, poursuivi par Marie-Louise Tenèze, est aujourd'hui unanimement tenu pour un chef-d'œuvre d'exposition du matériel des contes français. Delarue sera, aux côtés de Dontenville, l'un des fondateurs de la Société de Mythologie Française.
Ce même Dontenville qui, comme Sébillot, Rolland ou Cosquin, veut rendre la population française, en commençant par l'école, sensible à ses propres traditions, et qui, comme Saintyves, veut en étudier les sources lointaines. Il entreprend, d'abord par une timide plaquette destinée aux enfants, en 1937, d'attirer l'attention sur le matériel traditionnel français. Le livre de 1947 sur la Mythologie Française est le premier d'une longue série d'ouvrages du même auteur, et prélude directement à la fondation de la Société de Mythologie Française en 1950.
Henri Dontenville a ainsi fondé une discipline. Ce qu'il appelle "mythologie française" pourrait assurément se retrouver, avec ses propres ingrédients, dans n'importe quel pays. Car dans tous les pays du monde existent un matériel traditionnel, une toponymie éventuellement associée, une littérature orale et parfois une littérature écrite ancienne, le tout plongeant ses racines dans un passé immémorial. Mais ici, pour la France, et à une époque de quasi-désert intellectuel, le livre de Dontenville est bien celui qui a fondé cette discipline et ce type de recherches.