Les Sources pré-indo-européennes

Bernard SERGENT

Un héritage paléolithique ?

La France a été occupée par les représentants de notre sous-espèce, Homo Sapiens Sapiens, entre 35 000 et 30 000 avant notre ère. Commence alors l'extraordinaire période de l'" art quaternaire ", c'est-à-dire de l'art gravé, peint, sculpté du Paléolithique Supérieur. Il s'étend sur quelque 23 000 ans. Il transporte, exprime, implique, une religion et une mythologie que nous ne connaissons plus. La population de cette époque forme, d'une manière qu'il est impossible de chiffrer, une partie des ancêtres de la population française actuelle.

Une petite partie des Français parle même une langue, le basque, dont il y a des raisons de penser qu'il prolonge une langue du Paléolithique. Il est donc plausible qu'une partie de la tradition populaire française remonte à cette époque. Faute de connaissance des mythes du Paléolithique, cela est difficile à prouver. Mais on peut invoquer un phénomène tel que le suivant : plusieurs études tendent à prouver que l'ambiance religieuse des hommes du Paléolithique Récent était le chamanisme. Bien avant elles, des auteurs travaillant sur un tout autre domaine, celui de la sorcellerie, avaient suggéré que certains des traits de celle-ci rappelaient le chamanisme : par exemple, la sorcière vole sur un balai, le chamane sibérien vole sur un oiseau, un cheval, ou un tambour ; ou les rites de sorcellerie comprenaient celui de se couvrir d'un onguent, lequel assurait une métamorphose : dans les terres aujourd'hui chamaniques, d'Asie et d'Amérique, c'est ingurgiter certaines drogues qui assure, soit les pouvoirs chamaniques, soit la métamorphose - ce qui est parfois la même chose.

D'autre part, la sorcellerie, dénoncée par l'Eglise à partir du XIIIe siècle, a consisté pour cette dernière à " entrer dans le territoire des femmes ", selon l'expression de J. Bonnet ; il s'agissait autrement dit d'un secteur religieux jusque là préservé, depuis la christianisation. Est-il dès lors possible de relier les deux faits, à savoir l'existence d'un chamanisme en France pendant ces 23 000 ans (au moins), et, quelques millénaires plus tard, la présence d'une sorcellerie dont les thèmes paraissent issus du chamanisme ?

Tel est l'un des aspects de la question. Un tout autre relève de la mythologie comparée. Celle-ci enseigne d'abord que les mythes recueillis même dans les temps les plus récents, dans certaines populations, sont d'une antiquité incalculable : le grand nombre de mythes communs à l'Asie du nord et à l'Amérique du nord (comme le plongeon cosmogonique, la fuite magique, le personnage du Corbeau démiurge, l'origine du monde par découpage d'un être colossal, etc.) remontent nécessairement au Paléolithique, vers 10-12 000 avant notre ère au plus près. Et, lorsqu'il s'agit de mythes communs à l'Amérique du nord ou du sud et à l'Asie dans son ensemble, il y a lieu de remonter encore beaucoup plus haut.

Le thème de l'origine des plantes qui poussent du corps d'un héros ou dieu, ou héroïne ou déesse, tué (on parle de divinité-dema), est commun à toute l'Amérique et à toute l'Asie orientale. Le thème du dénicheur d'oiseaux, étudié par C. Lévi-Strauss, est commun à des régions d'Amérique du sud et d'Amérique du nord, et se retrouve sporadiquement en Asie. Etc.

Ce sont des faits analogues qui engagent à faire " remonter " certains mythes attestés en France à une époque aussi ancienne. Un exemple est fourni, d'une part par le personnage de Gargantua, d'autre par celui du héros de conte Jean de l'Ours.


Ceux-ci n'ont pas de points communs précis entre eux, si ce n'est leur très grande force, et leur arme préférentielle - un bâton. Par contre tous deux ont des points communs nombreux et précis avec un personnage extrêmement important chez les peuples du groupe géorgien (ou kartvélien) du Caucase, le géant Amirani. Celui-ci est au centre de leur mythologie : c'est grâce à ce qu'il a fait que le soleil sort chaque jour du dragon qui l'avale la nuit, c'est lui qui, enfermé dans une caverne immense sous une montagne, cause les séismes, c'est lui encore qui est évoqué dans le rite, lorsque, une fois par an, tous les forgerons du Caucase occidentale frappent au même temps un coup sur leur enclume, pour resserrer les chaînes du géant prisonnier. Un tel personnage ne peut être que très ancien dans la mythologie des Géorgiens, puisqu'il constitue en quelque sorte la clef de voûte de leurs croyances païennes. Si l'on considère à présent que l'origine de Jean de l'Ours, comme celle de presque tous les héros de contes de fée, est inconnue ; et que les comparaisons qu'on a faites entre Gargantua (et ses semblables, Roland dans le Midi, Hok Braz en Bretagne, etc.) et dieux celtiques sont boiteuses, car le géant populaire français dépasse considérablement la mythologie de n'importe lequel des dieux celtiques à qui on l'a comparé, on doit conclure :
a) le mythe du géant démiurgique, attesté en France, où il ne paraît pas d'origine celtique (ni a fortiori romaine ou grecque...), et à l'autre bout de l'Europe, dans un groupe de populations de langues non indo-européennes, pourrait remonter aux époques pré-indo-européennes de la France, et peut-être au Paléolithique
b) de fait, Lévi-Strauss a observé que le mythe de Jean de l'Ours inverse exactement celui du dénicheur d'oiseaux amérindienne ; on notait ci-dessus que l'ancienneté de ce mythe, en Asie et Amérique, assurait son âge paléolithique ; il se confirme que le noyau le plus ancien du mythe est donc de cette époque lointaine, et les parentés entre Gargantua et Amirani représentent déjà un enrichissement puisqu'elles dépassent ce qui est commun à Jean de l'Ours et au dénicheur d'oiseaux
c) quant à " notre " Jean de l'Ours, qui est autant lié au fer que Gargantua est lié à la pierre, il représente à la fois l'héritage d'une forme archaïque du personnage (puisque, on vient de le voir, il inverse le dénicheur d'oiseaux amérindien), et l'actualisation du récit au fil des siècles : lié au fer, comme aussi Amirani, élève d'un forgeron chez qui il a forgé sa canne, il témoigne de la modernisation d'un héros démiurgique à une époque bien plus récente que le Paléolithique ; et le conte se termine par un mariage, comme presque tous les contes de fée, il y a donc eu modernisation par adaptation à un modèle de contes pan-européens.


Références
:
Jocelyne Bonnet, La terre des femmes et ses magies, Paris, Robert Laffont, 1988. Bernard Sergent, " Gargantua, Jean de l'Ours et Amirani ", BSMF, 165-166, 1992, 30-59. b)


L'héritage Néolithique

Au cours du Ve millénaire avant notre ère la civilisation néolithique, lointainement issue du Proche-Orient, se répand en Europe occidentale. Par deux voies : l'une est méditerranéenne, et apporte l'élevage des montons ; elle s'exprime d'abord par la poterie dite cardiale, et de ce courant sont issues bien des cultures néolithiques françaises, la principale étant le Chasséen, au IVe millénaire, qui couvre plus que la moitié méridionale du pays. L'autre est danubienne : elle apporte dans le Bassin Parisien la civilisation qui s'est formée dans les Balkans presque aussi anciennement qu'au Proche-Orient (VIIIe-VIIe millénaires), et qui a singulièrement fleuri dans les pays à l'entour du Danube. Les cultures Néolithiques françaises sont issues, dans le nord, de ce courant-ci, mais elles montrent souvent l'interférence des apports de l'un et de l'autre courants.

Du point de vue démographique, l'apport de ces populations méditerranéennes d'un côté, danubienne (c'est-à-dire centre-européenne) de l'autre, a dû être considérable. Même peu nombreux au départ, les agriculteurs qui s'installent en France ne peuvent que se multiplier : les rendements agricoles permettent une accélération rapide des densités humaines. Très vite, les anciens habitants, arrivés des millénaires auparavant au début du Paléolithique, et qui s'étaient maintenus à travers l'époque suivante (le Mésolithique), ont été " acculturés ", c'est-à-dire ont adopté les nouveaux modes de production, et se sont évidemment mêlés aux agriculteurs immigrants : ils leur ont apporté leurs mythes et en ont reçu d'eux.

La question signalée ci-dessus au sujet de la difficulté d'identifier l'apport préhistorique dans le légendaire français se pose aussi bien au sujet du néolithique que du paléolithique. Nous connaissons certains aspects de l'art néolithique - en particulier les gravures de déesses sur des dalles de dolmens, en Bretagne -, mais nous ne connaissons pas les mythes correspondants.

Là encore, c'est la mythologie comparée qui peut suppléer à notre connaissance domaine de la religion de cette époque.

Un dossier complexe est en effet celui de la fée Mélusine. On sait depuis longtemps que son personnage est antérieur à son apparition sous ce nom dans deux romans, de Jehan d'Arras et de Couldrette, aux alentours de 1400. Mais à qui doit-on la faire remonter ?

Si l'on se fonde sur le motif central de son histoire, le mariage à condition, qu'on appelle justement aujourd'hui " mariage mélusinien ", une première impression est qu'il s'agirait d'une figure indo-européenne : on trouve en effet dans deux cultures indo-européennes anciennes, celle de la Grèce et celle de l'Inde, des héroïnes posant à leur époux des conditions mélusiniennes : une première est Thétis, l'épouse de Pélée et la mère d'Achille ; une seconde Urvashî, l'épouse de Pûruravas. La condition posée par Thétis à son époux était de ne rien dire quoiqu'il la vit faire ; mais il cria lorsqu'il la vit mettre son bébé dans le feu ; la condition posée par Urvashî était de ne jamais voir nu son époux ; mais les Gandharva, les amis de la déesse, furieux qu'elle ait épousé un mortel, provoquèrent une nuit du vacarme autour de la maison, Pûruravas se leva épée en main, et les Gandharva provoquèrent un éclair : Urvashî aperçut son époux nu

Ainsi, dans les trois histoires, la condition mélusinienne est rompue, et l'épouse disparaît ; non sans avoir eu une progéniture : Mélusine, Thétis, Urvashî, eurent chacune des enfants glorieux. Inde, Grèce, et France sont des terres de langue indo-européenne. S'ensuit-il donc que la figure féminine dont on parle ait été d'origine indo-européenne, c'est-à-dire, ait été apportée en France, comme en Grèce et en Inde, par des peuples locuteurs de langues indo-européennes, tels que, en France, les Celtes ? Des considérations diverses invitent à écarter cette interprétation. La condition mélusinienne au mariage, d'abord, dépasse considérablement le monde indo-européen : on la trouve au Caucase, avec Dali, la mère d'Amirani ; et, ailleurs, jusque dans des contes japonais.

Ensuite, si Mélusine a acquis un poids considérable dans le légendaire français, ses consœurs grecque et indienne sont de petites déesses : Thétis est une Néréide, Urvashî une Apsara - dans l'un et l'autre cas, une figure étroitement liée à l'eau (et Mélusine, elle, est rencontrée par Raymondin près d'une source) : alors qu'il semble que les Indo-Européens les plus anciens n'aient eu qu'une grande déesse, au caractère auroral marqué. Enfin, Mélusine et Thétis se signalent par une propension remarquable aux métamorphoses : la première devient, après sa rupture, un serpent ailé, mais elle pouvait déjà auparavant être une femme à moitié poisson ou serpent ; la seconde s'est métamorphosée en une quantité d'animaux dans le moment précédent son mariage, où Pélée voulait la saisir pour l'obliger à s'unir à lui. Or, cette propension aux métamorphoses caractérise non pas la grande déesse aurorale indo-européenne, mais - cela, on le sait par l'archéologie de l'Europe centrale, et les travaux de synthèse de M. Gimbutas - son équivalent néolithique danubien, laquelle n'est pas, autant que l'on sache, aurorale, mais terrienne, véritable déesse-mère ; et les statuettes trouvées en grand nombre dans les pays balkaniques attestent son pouvoir de métamorphose en animaux qui sont parfois ceux qu'on retrouve dans les mythes de Mélusine et de Thétis (serpent, oiseau...). Or, un trait essentiel de Mélusine est bien d'avoir été productrice, de nombreux fils d'une part, de richesse agricole de l'autre : elle a apporté la prospérité à son époux.

Telles sont les raisons de soupçonner que le personnage de Mélusine-Thétis-Urvashî est originaire de la civilisation de la " Vieille Europe " néolithique ; c'est-à-dire que, d'une part, des Indo-Européens anciens, de Grèce, d'Inde, l'ont emprunté à cette civilisation - qui devait avoir beaucoup de prestige à leurs yeux -, d'autre part, que ce sont les agriculteurs danubiens qui l'ont apporté en France, où elle a survécu, en Poitou bien sûr, mais aussi en Normandie (la Fée d'Argouge) et dans le midi. Tout cela, donc, semble-t-il, est antérieur à l'arrivée des Celtes sur le territoire français.


Références :
Sur Mélusine en général, son iconographie, et sa légende avant même les deux classiques de la fin du Moyen Age : Françoise Clier-Colombani, La fée Mélusine au Moyen Age. Images, mythes et symboles, avec une préface de Jacques Le Goff, Paris, Le Léopard d'or, 1991.
Sur la grande déesse de l'Europe centrale néolithique : Maria Gimbutas, The Gods and Goddesses of Old Europe, 7000-3500 B. C. Myths, Legends, Cult Images, Londres, Thames and Hudson - Berkeley, University of California Press, 1974 ; The Goddesses and Gods of Old Europe, 6500-3500 B. C., Londres, Thames and Hudson - Berkeley, University of California Press, 1982.
Sur la préhistoire de Mélusine, B. Sergent, " Cinq études sur Mélusine ", 2e partie, BSMF, 179-180, 1995, 10-26. Bernard Sergent