L'apport Germanique


Bernard SERGENT

L'apport germanique Indépendamment même des parties de la France où l'on parle des langues germaniques (Alsace, nord de la Lorraine, Flandre française), on sait que les grandes invasions ont apporté, sur tout le pays, à la fois une importante toponymie (France, Bourgogne, Lorraine sont des noms germaniques, et les noms en -villiers, du type Aubervilliers, sont des composés latins sur des anthroponymes germaniques), beaucoup du vocabulaire français (les noms de couleurs, de points cardinaux, et quantité de noms et de verbes), enfin une anthroponymie qui, au haut Moyen Age, avait pratiquement recouvert l'ensemble du pays, au point que celles d'origine latine ou celtique ont pratiquement disparu pendant plusieurs siècles. Il est normal dans ces conditions de s'attendre à l'apport d'un matériel traditionnel germanique, d'autant que les peuples provenant d'Allemagne n'étaient pas chrétiens à leur arrivée sur le territoire de la future France.

Ce matériel est multiforme, d'autant qu'il s'est mêlé aux traditions indigènes : comme les Celtes, les Germains avaient des histoires de dragons, pratiquaient la décapitation guerrière, et leur magie n'était pas moins " chamanique " que celle que l'on devine chez leurs prédécesseurs.

Un bel exemple de superpositions de traditions germaniques à des traditions antérieures est fourni par les nains : ceux-ci jouent un grand rôle dans le légendaire germanique, et ont été assurément transportés par les Germains au cours de leurs migrations. Or, en Gaule, il existait antérieurement une mythologie des nains, attestée par quelques documents antiques, et l'abondante mythologie des nains en Bretagne est incontestablement celtique. Dès lors, les nains germaniques ont enrichi les nains indigènes, au point qu'il est difficile de faire le départ, en France, entre ce qui est d'origine germanique et ce qui peut avoir été antérieur.

Le phénomène qu'on signalait à propos de l'apport celtique, de christianisation nécessaire d'un matériel qui se manifestait énergiquement à la fin de l'époque romaine, s'est opéré semblablement avec les Germains. Les rites dont on disait ci-dessus comment ils ont été condamnés par des conciles et conclaves des Gaules avant l'an 1000 se décèlent germaniques autant que celtiques. Processionner derrière un dragon, cela est attesté chez les Lombards. Célébrer des fêtes à l'époque du solstice d'hiver, c'est typiquement germanique (fête de Yol ou de Jul), de même que se déguiser en animaux à cette époque de l'année. Dès lors, les mêmes processus ont dû jouer : il a fallu christianiser un matériel mythique apporté par les Germains. Par exemple, un saint de Catalogne, du Roussillon et des régions languedociennes voisines, saint Gaudérique, présente une panoplie de pouvoirs qui rappelle étonnamment celle du dieu Thôrr (ou Donar) des Germains : il agit sur le temps, la pluie, l'orage, il est saint moissonneur, il garde les frontières et les passages, toutes actions qui sont, dans la mythologie scandinave, celles de Thôrr. Rien d'étonnant : la région indiquée fut, longtemps, partie du domaine des Wisigoth.

De même, le peuple des Taïlale, apparenté au Goth, qui fut installé, entre autres, en Poitou par les Romains, semble avoir influencé la légende de Mélusine. Celle-ci, en effet, à la différence de ses semblables Thétis et Urvashî, eut de nombreux fils nettement différenciés (Thétis, selon une version, en eut également plusieurs, mais un seul, Achille, survécut au traitement qu'elle leur imposait, et eut un nom). En effet, les enfants de Mélusine avaient tous une tare. L'aîné, Urien, avant des oreilles gigantesques, le second, Eudes, avait une oreille plus grande que l'autre ; puis Guien avait un œil plus grand que l'autre ; ensuite Antoine portait sur sa joue gauche une patte de lion qui devint velue, avec grilles tranchantes ; le cinquième, Renaud, n'avait qu'un œil ; le sixième doit à sa dent très longue son surnom, Geoffroy Grand Dent ; suit Fromont, avec une tache sur le nez, " comme la peau d'une taupe ou d'une fouine " (selon Jehan d'Arras) ; enfin le dernier, Horrible, avait trois yeux. Or, ce qui caractérise les dieux germaniques, c'est précisément ce que Dumézil a appelé des " mutilations qualifiantes ", et plusieurs d'entre elles rappellent celles des enfants de Mélusine. Ainsi le plus important, Odhinn, n'avait qu'un œil, comme Renaud ; Tyr avait perdu la main droite, ce qui rappelle qu'un des fils de Mélusine, Antoine, a une patte avec griffes sur la joue gauche (triple inversion ; et Tyr a perdu sa main dans la bouche d'un loup, tandis qu'Antoine est marqué par un signe de fauve) ; Thórr, le dieu le plus fort, a été blessé lors d'un combat, et a reçu sur le crâne une partie de l'arme en pierre de son adversaire (l'inversion ressemble à la précédente, car ce qui est en haut du visage dans le mythe germanique est en bas chez Geoffroy Grand Dent ; et lui comme Thórr passent leur vie à combattre des géants et d'autres adversaires à leur mesure)... Par ailleurs, deux des frères, Urien et Guion, rappellent par leur comportement les dioscures indo-européens, justement dans leur aspect germanique. Quant à Horrible, son nom dit tout, ce qui est raconté de lui rappelle beaucoup ce que la mythologie du Nord dit de Loki, faux ami des dieux, puni par eux de la même façon dont Horrible est tué par sa propre famille. Tels sont certains éléments d'une l'apport germanique dans la mythologie française.


Références : Sur les nains germaniques et celtiques : Claude Lecouteux, Les nains et les elfes au Moyen Age, Paris, Imago, 1988.
Sur les fils de Mélusine, B. Sergent, " Cinq études sur Mélusine ", 1ère partie, BSMF, 177, 1995, 27-38.