Il
est beau au dehors et dedans plus encore.
Lancelot du Lac est essentiellement une figure romanesque. Chrétien de Troyes le met en scène vers 1180 dans Le Chevalier de la charrette et lui assigne une place auprès du roi Arthur (ou plus précisément auprès de la reine Guenièvre), parmi les Chevaliers de la Table Ronde. Il va ensuite devenir une des figures clefs de la Quête du Graal, avec le Lancelot-Graal, la première grande oeuvre en prose de la littérature française, un gigantesque monument qui se veut exhaustif et qui, sans cesse recopié et adapté, constitue une incontournable source d'inspiration pour tous les auteurs à venir, objet jusqu'à nos jours d'innombrables thèses, hypothèses, contre-thèses et tentatives de synthèses. Mais tout cela n'empêche pas le personnage de Lancelot d'avoir des attaches extra-romanesques : historiques autant que légendaires et mythiques. C'est dans la mouvance d'Henri II Plantagenêt et d'Aliénor d'Aquitaine qu'il est d'abord popularisé, et il est certain que sa biographie s'inspire de lieux et de personnages historiques. Cette cour en effet, grande protectrice des arts et lettres, associait au trône d'Angleterre l'Anjou, le Maine et une grande partie du domaine royal français. Lancelot, issu de la Gaule, venait à point donné pour établir un lien avec le pays de Logres, autrement dit la Bretagne insulaire, la Grande-Bretagne, qui était le théâtre des récits arthuriens. Il s'y rend pour se faire adouber par Arthur, et il retraversera régulièrement la Manche, entraînant à sa suite les différents protagonistes de la Matière de Bretagne. D'autre part, la diffusion de ces récits d'inspiration celte imposera une alternative à celle, valorisée par les rois capétiens, des chansons de geste, qui elles étaient centrées sur le personnage franco-germanique de Charlemagne. Ce sont en fait deux conceptions de l'exercice de l'autorité qui s'opposent : celle, égalitaire, de la Table Ronde, où le roi est en quelque sorte coopté par ses pairs, face à une vision centralisée et pyramidale où tout pouvoir repose sur l'Empereur.
Cette extension de la tradition arthurienne sur le Continent a pu être localisée en divers endroits. C'est ainsi que Georges Bertin, à la suite de René Bansard et de J.-Ch. Payen, relève une source d'inspiration probable pour Chrétien de Troyes dans la légende des saints ermites qui, au VIème siècle, ont évangélisé le Passais, en Normandie, et tout particulièrement dans celle de saint Fraimbault de Lassay (Frambaldus de Laceio), dont le nom pourrait être traduit comme "le lancier du lac". Il faut bien supposer par ailleurs que le personnage de Lancelot ne fut pas créé de toutes pièces, surtout si l'on considère la quasi simultanéité de son apparition chez Chrétien de Troyes et Ulrich Von Zatzikowen. Il a nécessairement existé des récits antérieurs où ces auteurs ont puisé, des récits qui s'inspiraient de traditions préexistantes. Il semble évident que ce personnage, au même titre qu'Arthur, Merlin ou Morgane, est ancré dans un contexte légendaire, qu'il trouve sa source et son écho dans certains antécédents mythiques. Comme le relève Charles Méla dans sa préface au Chevalier de la charrette, Chrétien de Troyes lui-même nous invite à regarder au-delà de ce qui est dit, "à entendre le sens caché sous l'écorce des mots", à quêter en quelque sorte la "substantifique moelle".
"Le meilleur chevalier du monde" Lancelot, c'est le parfait chevalier, le héros solitaire, celui qui fait "cavalier seul". Il se tient à la croisée des chemins en attente de nouvelles aventures et, selon l'injonction de Viviane, il a résolu de ne jamais dormir deux nuits de suite au même endroit. C'est le léopard qui était attendu et qui symboliquement s'oppose au lion de la royauté française : " Merlin dit que du roi qui mourra de chagrin et de la reine douloureuse naîtra un merveilleux léopard fier, hardi, enjoué, courageux et gai qui surpassera en orgueilleuse vaillance toutes les bêtes de Bretagne qui auront affiché leur orgueil devant lui. " Sa valeur s'exprime entre autres en ce qu'il est le seul à pouvoir soulever l'épée d'Arthur, symbole du pouvoir. Et c'est à grand regret que celui-ci, après avoir mené la guerre contre lui, ne peut à sa mort la lui transmettre. Car, par-delà tous les aléas et vicissitudes, Lancelot reste le plus fidèle et le plus ardent défenseur du royaume, du roi et surtout de la reine qui, dans la tradition celtique, incarne la souveraineté. C'est à elle, Guenièvre, qu'il doit d'avoir été fait chevalier. C'est l'amour qu'il lui porte qui le fait agir, qui le meut. Mais c'est autant au secours du pays, de la "terre" que de la seule personne de la Reine, qu'il se porte lorsqu'elle se trouve écartée de la cour, soit qu'elle soit traîtreusement enlevée par Méléagant, soit que le roi lui-même soit abusé par une "fausse Guenièvre" qui prend indûment, auprès de lui, sa place. C'est donc en tant que représentant d'un droit supérieur - au-delà de la royauté, la souveraineté - que Lancelot se montre vainqueur dans tous les combats comme dans tous les tournois. Comme le souligne Mireille Séguy, "Lancelot vainc parce qu'il est, toujours déjà, vaincu par Guenièvre". Il s'est institué entre lui et elle une relation féodale de vassal à seigneur, relation qu'il ne partage avec nul autre et qui le place, dans son intimité même avec la Reine, à l'égal du Roi. Et plus qu'aucun des autres chevaliers de la Table Ronde, il s'affirme comme un personnage providentiel - selon les mots de Jean Markale, le "deus ex machina du monde arthurien" - sans lequel Arthur perd tout pouvoir et toute légitimité. A tel point que le royaume court à sa ruine dès que le roi, convaincu de l'adultère, doit l'écarter de sa cour. Et pourtant il y a réellement faute, il y a transgression : " Pour être parfait, l'amour de Lancelot et de Guénièvre doit demeurer caché ", nous dit Jean Markale. La seule vue de la reine lui fait perdre tous ses moyens, il oublie tout, reste insensible aux coups qui pleuvent sur lui et se met en danger, quand ce n'est pas sa Dame elle-même qui lui demande de combattre "au pis", de se laisser circonvenir. Sans défense, il se retrouve plusieurs fois prisonnier, et en particulier de femmes, qu'il s'agisse de la Dame de Malehaut ou de Morgane, éventuellement accompagnée de deux autres enchanteresses. L'exclusivité de sa passion le conduit inévitablement à l'échec : épris de Guenièvre, il éconduit Morgane, ce qui condamne de fait son amour. Et c'est celui-ci qui l'empêche de mener à son terme la quête du Graal pour laquelle il était élu. Lancelot est le parfait chevalier ; il n'en est pas moins homme, soumis à la faiblesse humaine. Car, comme le note François Mosès, " dans ce monde où nul ne peut vivre sans péché, Dieu fait l'histoire avec les péchés des hommes. " Là réside sa force, et en même temps sa limite. Tout concourt finalement à faire de ce "super-héros" un "héros de l'échec", un anti-héros avant la lettre, qui a souvent besoin que Gauvain vienne à sa rescousse. Comme le rappelle Mireille Séguy, son parcours reste " voué à la souffrance et à la détresse. ". Et Charles Méla note que " ce héros vit avec la conscience de sa faillite en tant que héros ".
"Le beau trouvé" Lancelot
est un personnage foncièrement ambigu,
et c'est la tragique impossibilité où il se trouve de résoudre
ses contradictions qui fait sa richesse. Il a certes le caractère
bien trempé, mais il reste toujours imprévisible, tour
à tour héroïque et vulnérable, vertueux et adultère,
fier et honteux, courageux et distrait, impétueux et rêveur : Et
dans ce penser il en vient au point il
ne sait plus s'il est ou s'il n'est pas, il
n'a plus souvenir de son nom, Par
dessus tout, Lancelot se dérobe derrière son anonymat, ne
se connaissant pas lui-même. "J'ignore totalement qui je
suis et où je vais", déclare le Lanzelet du roman
d'Ulrich Zatzikhoven. C'est tout vêtu et équipé de
blanc qu'il arrive à la cour du roi, comme une page vierge sur
laquelle vont s'inscrire ses aventures. Et, à la manière
de Perceval, ou d'Arthur, il ne découvre son nom, son identité
qu'à travers la prouesse et l'exploit. Mais ce qui n'était
qu'un trait passager devient chez lui une véritable propension
au secret et à l'absence de lui-même. Ce peut n'être
qu'un artifice littéraire, comme dans Le Chevalier de la charrette
où il faut attendre qu'à la moitié du récit
il parvienne jusqu'à Guenièvre, pour que son nom soit révélé,
et justement sur les lèvres de celle-ci. Plus simplement c'est
incognito, sous des armes qui ne sont pas les siennes, qu'il brille dans
les tournois, et il n'est que la ferveur de Guenièvre pour le deviner
sous ces faux-semblants. Même
lorsqu'il chevauche à visage découvert, c'est de façon
incorporelle qu'il se déplace : -
Pourquoi ? Son itinéraire est une perpétuelle quête de soi, d'un soi toujours fuyant : quête de son identité, quête du cur, quête du corps (il disparaît régulièrement, et ses compagnons partent à sa recherche), quête de l'objet même de sa quête. Il est marqué dès sa prime enfance par la destruction et l'effacement de sa personnalité : fils de roi, il est dessaisi de son titre, de ses biens, de sa famille, de son nom et de son surnom, de sa mémoire même ; attaché à la cour du roi Arthur, il demeure un étranger, marqué par son origine gauloise ; appelé à la quête du Graal et à la reconquête de son royaume, il se lie au service de la reine ; exalté par la force de son amour, il se doit de le garder secret ; et, élevé par une fée, il demeure entre deux pays, entre deux mondes, entre deux états de conscience : " Toujours susceptible d'être reconduit à l'espace des confins de son enfance, Lancelot est sans cesse en instance d'égarement. " (Mireille Séguy) Il
en vient ainsi à incarner l'humaine nature, exprimée sur
le mode de l'errance.
"Le blanc chevalier" Lancelot se tient en marge de la société, il accomplit des actions d'homme, mais c'est par les femmes qu'il se définit. Ce sont trois figures féminines qui le révèlent au monde, qui lui insufflent la vie : sa mère naturelle tout d'abord, sa mère de droit, qui lui donne son nom de baptême, Galaad ; sa mère nourricière ensuite, Viviane, qui l'élève au fond du lac ; Guenièvre enfin qui le fait chevalier et l'investit de sa mission en énonçant son surnom, Lancelot. Il est aisé, à travers ces trois figures, de déceler les trois fonctions duméziliennes. De même, aux côtés de Viviane qui pour lui est plus qu'une mère, de Guenièvre dont l'amour l'illumine, et de Morgane qui le poursuit de sa hargne, il ne cesse de se déplacer dans un monde de femmes, des femmes alternativement propices ou néfastes, et le plus souvent éprises de lui même s'il ne cesse de repousser leurs avances. Et il est remarquable de retrouver parmi elles une triade, celle des trois Elaine (ou Hélène), dont le rôle est déterminant dans son parcours de vie : sa mère bien sûr ; la fille du roi Pellès, dont il a son fils Galaad ; et Elaine la Blanche, la pucelle d'Astalot, avec laquelle il entame une idylle au point de défendre ses couleurs dans un tournoi, ce qui brise l'état de grâce avec Guenièvre. Au
demeurant, Lancelot continue à incarner la perfection, et
cela au-delà de l'humaine mesure. Dès l'enfance il associe
en lui toutes les qualités, physiques et morales, qui témoignent
en lui d'une noble ascendance qui remonte au roi David. Et ses traits
savent accorder la grâce féminine à la vigueur masculine : L'accord en lui des trois couleurs semble encore nous renvoyer aux trois fonctions : le blanc se réfère à la lumière et à la spiritualité, le vermeil exprime les vertus guerrières, et le brun pourrait représenter la terre, la glèbe à laquelle est attaché le paysan, ou bien la Terre, le territoire qui, dans les textes celtiques, reste toujours attachée à la Femme et donc ici à la reine. Et sans doute est-ce à travers celle-ci que Lancelot, qui est guerrier et qui devient moine, parvient à transcender ces trois fonctions. A travers rencontres et aventures, Lancelot erre sans but apparent, mais en suivant un chemin initiatique qui, comme le souligne Georges Bertin, est étroitement lié à l'eau et au passage. Il lève les enchantements, les illusions trompeuses qui l'environnent, à commencer par celles du Val sans Retour et du château de la Douloureuse Garde. A l'image d'Orphée, il passe la frontière et se rend dans l'autre monde, au royaume de Gorre, le pays d'où "n'ancors n'en est nus retornez", d'où nul ne revient, pour en libérer Guenièvre qui y a été enlevée. Et tel le Christ, descendant aux Limbes, il en délivre du même coup tous ceux qui y étaient retenus, car " le pays avait une coutume : il suffisait que l'un pût le quitter pour que tous les autres en fussent libres. " (Le Chevalier de la charrette). Le parcours de Lancelot le mène aussi bien à la folie et en fait un homme sauvage lorsque, délaissé par Guenièvre, il fuit dans la forêt. Et il le conduit à la repentance de la fin de ses jours. C'est là l'ultime passage de son itinéraire : après avoir commencé sa vie au fond des eaux matricielles, il s'est consacré aux exploits chevaleresques, et à l'amour courtois, avant d'accéder au monde spirituel. Là encore tout semble indiquer un glissement progressif d'une fonction à l'autre. Transcendant toutes les facettes de son personnage, se situant par-delà le bien et le mal (la honte de la charrette ne l'empêche pas d'accomplir des exploits), Lancelot assume une fonction divine, et c'est en tant que dieu solaire qu'il s'impose : n'est-ce pas un dimanche, le jour du soleil, et au solstice d'été, à la Saint-Jean, qu'il se fait adouber ? Et il est bien tentant de retrouver là la figure de Lug "à la longue lance", celui qui, selon Jean Markale, est le "multiple artisan", l'"indispensable maître d'uvre", qui vient "en surnombre", et " qui est pourtant indispensable à la survie du groupe", le "moteur principal de l'action". Et Georges Bertin rappelle à juste titre que les Celtes ont toujours attribué au dieu Lug le port de la lance de feu, implacable, indissolublement liée au chaudron magique : celui du Graal ?
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