César signale Mars parmi les principaux dieux gaulois : " Les Gaulois pensent à peu près la même chose que les autres peuples : (...) Mars préside aux guerres. A ce dernier, ils vouent, au début d'une bataille, tout ce qu'ils auront pris ; une fois vainqueurs, ils immolent le butin vivant et entassent tout le reste en un lieu. Chez beaucoup de peuplades on peut voir de ces tas ainsi formés en des lieux consacrés, avec des dépouilles, et il n'est pas arrivé souvent qu'un homme osât, au mépris de la loi religieuse, dissimuler chez lui son butin ou toucher aux offrandes : semblable crime est puni d'une mort terrible dans les tourments. " Il s'agit évidemment là de l'attribution d'un nom romain à un dieu dont les fonctions pouvaient paraître proches aux yeux d'un étranger. C'était aussi une façon, délibérée ou non, de s'approprier les cultes locaux : la religion gauloise s'insérait ainsi dans le système mythologique romain. Cela a porté ses fruits puisque les Gaulois ont par la suite représenté certains de leurs dieux sous les traits du dieu romain de la guerre, et ils les ont même honorés sous ce nom, en y joignant diverses épithètes évoquant leurs antécédents locaux. S'agissait-il pour autant d'un dieu guerrier ? Sans doute si l'on en croit César, et les Gaulois ne constituaient pas un peuple foncièrement pacifique. Mais son domaine de compétence semble avoir été beaucoup plus large si l'on considère les lieux où il était vénéré et les noms qu'on lui a attribués. Et il convient de signaler que le dieu italique répondant au nom de Mars - Mavors, ou Mamers en osque - désignait probablement déjà un dieu agraire, un dieu de l'agriculture, garant de la régularité des saisons. Mars était, pour les Etrusques, un dieu protecteur du groupe social, et était invoqué à ce titre comme Marspiter, "Mars le père" (comme on s'adresse à "Dieu le père"). Les Romains distinguaient encore Mars Gradivus, lié à la guerre, et Mars Silvanus, lié à la fécondité. Et ils les célébraient en mars, début des campagnes militaires comme de la saison agricole. Le père de Romulus enfin, assimilé à Quirinus, incarnait l'ancêtre divin, tutélaire du peuple romain. Et si l'on trouve, parmi les multiples surnoms qui lui ont été donnés sur le territoire gaulois : Segomo,"le victorieux", ou Caturix, "le roi des combats", on le connaît aussi en tant que Smertrius, "le pourvoyeur" ou Teutatès, "celui de la tribu". Camille Jullian note dans son Histoire de la Gaule (VI,7) : " Il y prit une allure paisible, s'y fit l'ami des champs, des eaux et des foyers, s'y montra moins souvent avec les manières belliqueuses de l'Arès olympien que sous les formes rustiques et domestiques du vieux Mars des Italiotes. " Faut-il pour autant rapprocher l'ancien nom de Mamers de celui de saint Mamert, qui lui aussi était associé au succès des récoltes et à la protection contre les intempéries ? C'est aussi en tant que combattant contre les aléas climatiques, la maladie, les démons que les Romains invoquaient le Mars guerrier.Le Mars gaulois apparaît en fait essentiellement comme le dieu tutélaire du groupe social. Comme l'exprime P.-M. Duval, Mars était " le dieu local de la tribu, chef de l'armée en temps de guerre et gardien du territoire en temps de paix ". Et il le voit comme " un brave bourgmestre qui, quand il le faut, revêt son casque et sa cuirasse, entraîne ses administrés sur les remparts, sait les conduire au combat dans la plaine et réconforte en son cur celui que menace un destin contraire ". L'adoption du nom de Mars serait dès lors, tant pour les Gaulois que pour le regard extérieur des Romains, plus une question de vocabulaire que de religion : un nom commun, en quelque sorte, signalant la divinité, et équivalent à "dieu" ; ou bien un nom propre aussi impersonnel et indéfini que "Dieu". Une telle appellation ne saurait être limitée à un unique personnage : plusieurs dieux, remplissant des fonctions plus ou moins identiques, peuvent avoir été désignés sous un même nom générique. Et des interférences peuvent s'être développées avec le nom d'autres dieux romains, comme Mercure, avec lequel on constate une sorte de partage du territoire, Apollon, Sucellus, Dispater ou Hercule ... Quant aux épithètes noms qui se retrouvent sur les inscriptions, accolées au nom générique du dieu romain, elles sont habituellement interprétées comme des noms de dieux locaux, ou de dieux spécifiques. Mais ne peut-on pas concevoir ces appellations juste pour ce qu'elles sont : des adjectifs descriptifs. ? Aussi bien Mars Loucetius ne serait-il finalement rien de plus qu'un "dieu brillant", sans majuscule, et Mars Vintius le "dieu révéré à Vence", à moins qu'il ne soit le "Dieu brillant" ou le "Dieu de Vence", au même titre qu'on parle du "beau Dieu d'Amiens" sans que cela désigne une divinité spécifique. Ce qui semble indiquer que les Gaulois, au même titre que César, ont pratiqué l'interpretatio romana : ils ont collé à leurs dieux, en même temps que des visages de convention, des étiquettes, que ces dieux n'aient pas de noms propres, que leurs nom soient secrets et indicibles, ou qu'il soit superflu de les nommer puisqu'ils sont tout simplement ceuxi qui sont reconnus à tel endroit par tel groupe d'hommes. Mais encore une fois, ces noms d'importation n'avaient peut-être guère plus de poids qu'un nom commun, avec tout juste une nuance permettant de souligner tel ou tel aspect du dieu concerné. Et il s'agit toujours du dieu local, ou du Dieu unique différemment désigné et interprété par chaque groupe tribal. Un dieu qui pourrait bien remonter loin dans les temps préhistoriques. Comme le dit Jean-Jacques Hatt : " La religion préceltique caractérisée par la prédominance d'un dieu unique plurifonctionnel, identifiée au Mars latin, était encore vivante à l'époque gallo-romaine. " (page 150) Les fonctions d'un tel dieu sont nécessairement multiples. "Dieu sidéral, gardien du temps et du mouvement des astres", il est, selon Emile Thévenot "tour à tour guérisseur, garant de fécondité et d'éternelle survie, il est protecteur des groupes sociaux aussi bien que des simples particuliers" (p 128). Il est solaire et attaché aux sources et aux eaux guérisseuses, ce qui ne lui apparaît nullement contradictoire (n'étaient-ce pas là deux fonctions complémentaires d'Apollon comme de Belenos ?). Il n'a apparemment pas fallu attendre nos connaissances de l'écologie pour comprendre que c'est l'activité solaire qui détermine le cycle de l'eau : " Les sources sont le retour à la lumière de la divine semence, après que s'est accompli l'union avec la terre. " (p. 136) Et l'association de Mars au cheval solaire se retrouve naturellement sur des lieux de surgissement, de jaillissement des sources, en même temps qu'elle annonce un rôle de psychopompe.
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