Le sauroctone est littéralement, en grec, un "tueur de lézards, de sauriens". Autrement dit un exterminateur de dragons, chargé d'éradiquer les vieilles bêtes d'un passé sulfureux, aussi bénéfique pour la société que l'étaient les tueurs de géants.
Il s'agit là d'un des grands thèmes de la mythologie universelle. Apollon en est le prototype : en terrassant à Delphes Python, la montrueuse fille de Gaïa, il supplante les forces obscures et fait triompher le culte de la lumière. Hercule s'est lui aussi distingué dans cette discipline, entre autres en venant à bout de l'Hydre de Lerne aux multiples têtes. Et le Yahwé biblique n'échappe pas au genre, si l'on en croit Ésaïe (27/1) : " En ce jour, l'Éternel frappera de sa dure, grande et forte épée le léviathan, serpent fuyard, le léviathan, serpent tortueux ; et il tuera le monstre qui est dans la mer. " Les sauroctones ne manquent pas sur notre territoire. Tout en suivant un modèle récurrent, chacun d'eux s'intègre dans un contexte local et parle d'un lieu précis, en référence à son histoire et à son implantation dans le paysage. Le saint Michel de l'Apocalypse et le saint Georges de Cappadoce (qui s'est fait un émule homonyme dans le Velay) y sont partout révérés, et sainte Marguerite d'Antioche, qui fut avalée par un dragon avant d'en déchirer le ventre en brandissan la croix et d'en ressurgir indemne, y est fréquemment invoquée pour bénéficier d'un heureux accouchement. Mais la mythologie gauloise n'a sans doute pas attendu les apports extérieurs pour en offrir des exemples : les traditions populaires ou littéraires nous ont transmis quelques figures de tueurs de dragons, à commencer par le roi Arthur qui affronte, sans succès il est vrai, le dragon de Plestin-les-Grèves, mais qui est réputé en avoir détruit d'autres. Tristan abat le Morholt, et c'est en annihilant le dragon de l'île Volcano que le magicien Maugis conquiert le cheval Bayart. Les trois chevaliers de Miséricorde débarrassent les abords de Nantes d'une bête malfaisante, et les sept héros idolâtres maîtrisent la Bête-Rô à Aytré, près de La Rochelle. Mais la grande majorité des sauroctones reconnus dans les divers points de France se sont trouvés christianisés et sanctifiés. Ils en sont venus à symboliser la victoire sur les anciennes croyances païennes (il s'agit souvent d'évêques, garants du nouvel ordre religieux et social), ce qui rejoint une des clefs de la sauroctonie en général : les forces obscures, brutales, chtoniennes, maîtrisées par le progrès de la civilisation ; ou bien encore un ordre social matriarcal archaïque supplanté par le nouvel ordre patriarchal. Ils peuvent aussi, et en même temps, témoigner du combat contre les menaces naturelles (inondations, épidémies ...) qui mettent en danger la communauté. Il est toutefois à souligner qu'il s'agit moins de tuer, d'éliminer le dragon que de le maîtriser : lui passer l'étole au cou et le rendre doux et obéissant comme un agneau, le forcer à plonger au fond de la mer ou à demeurer enfoui sous un rocher. Car les forces qu'il représente, pour négatives qu'elles soient, participent de l'économie du monde et elles ont un rôle à y jouer, pourvu qu'elles demeurent à leur juste place, dans les obscures profondeurs telluriques, en équilibre dynamique avec les forces ascentionnelles et célestes. C'est ainsi que certains thèmes se retrouvent régulièrement associés aux récits de sauroctones : le dragon gite dans des zones sauvages, marécageuses, inondables, au pied d'une éminence où il trouve un refuge souterrain ; le saint personnage est secondé par un larron, un condamné qui, représentant le peuple, gagne ainsi à ses côtés sa grâce et son salut ; le dragon, plutôt qu'être abattu, est souvent renvoyé dans le domaine qui lui est réservé : au-delà, sous la terre ou sous les eaux, avec injonction de n'en plus sortir. Il y a là nécessité de marquer les limites, tout en reconnaissant que le dragon détient des forces, terribles sans doute, mais qui peuvent s'avérer utiles, et que son énergie peut être mise à contribution. Ce serait une erreur, à supposer que cela soit possible, de l'annihiler : à Delphes, on continuait à se rendre au fond de la caverne pour consulter la Pythie qui avait pris la succession de Python. De même, nombre de villes processionnaient des effigies de dragons en les invoquant pour la fécondité (on parlait de la Grand'Goule, à Poitiers, comme de la "Bonne Sainte Vermine"). Et l'on exposait victorieusement sur les murs de certaines églises, comme à Saint-Antoine d'Arles, dans l'église de Nanteuil à Montrichard ou dans la Sainte-Chapelle à Paris, et encore aujourd'hui à Oiron des carcasses de crocodiles, sans doute ramenées de contrées lointaines, mais qui étaient réputées être celles de monstres ayant dévasté la région. Nicole Belmont, introduisant les "Dragons processionnels", résume bien la nature et la fonction des sauroctones : " La légende et la cérémonie processionnelle racontent tout à la fois le triomphe du christianisme sur le paganisme, l'instauration de la ville et de son ordre dans un environnement hostile désormais maîtrisé, l'évocation de ces forces natuelles dangereuses certes, mais porteuses de fécondité, qu'elles renouvellent périodiquement au profit de la cité dont elles sont de ce fait l'emblême ambivalent. " Et elle insiste, avec J. Le Goff, sur leur caractère proprement urbain : " La fondation des cités s'accompagne d'une nécessaire maîtrise, voire d'un exorcisme, des forces, des violences, de la nature. " Les exemples en sont innombrables dans les vies des saints, au temps où les dragons prospéraient encore. Ils sont attachés à certains lieux, qu'ils ont en quelque sorte christianisés, civilisés. On peut juste citer les principaux sur notre territoire : Saints Agricol (Avignon), Amand (Tournay), André (Villiers-sur-Loir), Aredins (Gap), Armel (Ploërmel), Armentaire (Draguignan), Arnel (Vannes), Avit (Dordogne), Bertrand (Saint-Bertrand-de-Comminges), Bienheuré (Vendôme), Clément (Metz), Derrien et Neventer (Landerneau), Donat (Sisteron), Dié (Saint-Dié), Dyé (Saint-Dyé-sur-Loire), Efflam (Plestin-les-Grèves), Florent (Anjou), Front (Lalinde), Georges (Velay), Germain d'Auxerre, Germain d'Ecosse (Flamanville), Hilaire (Poitiers), Jacques (Aix-en-Provence), Jean Abbé (Tonnerre), Jouin (vallée de la Dive, dans les Deux-Sèvres), Julien (Maine et vallée du Loir), Liphard (Meung-sur-Loire), Loup (Troyes), Marcel (Paris), Martial (Bordeaux), Martin de Vertou, Mauront (Saint-Florent-le-Vieil), Méen (vallée de la Loire), Mesmin (aval d'Orléans), Neventer et Derrien (Landerneau), Nicaise (Rouen), Nicaize (Moret-sur-Loing), Ortaire (Normandie), Paul (Lyon), Pavace (Maine), Pol-Aurélien (île de Batz), Quiriace (Provins), Romain (Rouen), Samson (estuaire de la Seine), Saturnin (Bernay), Saulve (Montreuil-sur-Mer), Tugdual (environs de Tréguier), Véran (Fontaine-de-Vaucluse), Victor (Marseille), Vigor (Bayeux), ainsi que saintes Marthe (Tarascon) et Radegonde (Poitiers), et que quelques personnages qui n'ont pas été sanctifiés : un jeune clerc à Montrichard, un soldat condamné pour désertion à Niort ...
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Aux sources de l'ethnologie française : L'académie
celtique, préface de Nicole BELMONT, Paris, Editions du C.T.H.S.,
1995.
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