L'héritage
Celtique
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Bernard SERGENT
La religion des Celtes de l'Antiquité n'est guère plus connue, directement, que celles de la Préhistoire. Les lieux de cultes, les œuvres d'art figuré, ne disent pas grand chose. Cependant, l'existence de noms propres permet de percevoir quelques sens (un dieu est nommé ou surnommé Belenos : c'est le " Lumineux ", une déesse est Belisama : la " Très Lumineuse ", etc.), et les auteurs grecs et latins nous ont conservé quelques mythes celtiques. Mais, surtout, des circonstances historiques favorables ont assuré le maintien de la tradition mythique celtique dans deux pays médiévaux, le Pays de Galles et, surtout, l'Irlande. Grâce à eux, nous connaissons un grand nombre de mythes et nous pouvons identifier le principal personnel héroïque et divin.
C'est donc par comparaison avec ce matériel celtique médiéval insulaire que peut être estimé l'apport celtique dans le légendaire français.
Les travaux de la Société de Mythologie Française de ces cinquante dernières années montre qu'il est considérable.
Par exemple, on sait, par les textes irlandais, que quatre grandes fêtes rythmaient l'année de ce pays à l'époque païenne ; elles ont reçu des dates fixes avec la christianisation. Ce sont donc Samain au 1er novembre, Imbolc au 1er février, Beltene au 1er mai, Lugnasad au 1er août. Il y a plusieurs raisons de penser que ce cycle de fêtes existait déjà chez les Celtes indépendants de Gaule. Ainsi, c'est au 1er août que Plancus, administrateur de la Gaule sous Auguste, fixe la réunion annuelle du Conseil des Gaules, à Lyon - ville qui s'appelle alors Lugdunum, " Forteresse de Lug ". Le nom de la fête de Lugnasad signifie " Assemblée de Lug ". Les Irlandais célébraient donc l'Assemblée de Lug au 1er août, comme plusieurs siècles auparavant les délégués des cités gauloises se réunissaient en Conseil le 1er août dans la ville de Lug. Que la date ait été la même, à plusieurs siècles de distance, n'étonne pas, si l'on admet que la fixation de ces dates de fêtes à mi-distance des événements solaires (solstices et équinoxes) relève d'un choix délibéré : les chronologies celtiques ont toujours privilégié le moyen terme (comme l'a souligné D. Laurent, dans son étude de la Troménie de Locronan).
Cela noté, on observe aisément que les caractères des quatre grandes fêtes irlandaises se retrouvent dans la tradition française, christianisée, et ce depuis les premiers siècles chrétiens :
- Samain était le jour où les chemins entre ce Monde-ci et l'Autre Monde s'ouvraient, et les êtres issus de ce dernier entouraient les maisons des vivants, tandis que de rares héros sans peur pouvaient faire le chemin inverse. Christianisé, cela donne le jour des Morts, le 2 novembre, le jour des Saints ayant été mis au 1er jour de ce mois ; fête chrétienne, donc, mais accompagnée d'un abondant légendaire et de considérations eschatologiques, où l'on voit les morts reçus à table, ou parlant aux vivants au cimetière, ou, dans le midi, des pécheurs ramenant ce jour-là un squelette dans leur filet... Mieux, les rites célébrés à cette date en France (bien avant l'apport de Halloween !) éclairent sur des faits religieux celtiques : en plusieurs endroits de la moitié nord de la France, c'est au 1er ou au 2 novembre que l'on célébrait la " fête de l'oie ", où il s'agissait de décapiter cet oiseau à coup de bâton. Pourquoi une oie ? L'oie, le cygne, le canard, sont des oiseaux étroitement liés à la grande déesse celtique, la Brigid irlandaise, et l'on a des raisons de penser que cette déesse, au fil de l'année, changeait d'époux, et de forme. Le rite français célèbre la mise à mort de la déesse-oiseau (certainement parce qu'elle va descendre aux Enfers durant l'hiver, et y épouser le dieu infernal).
- La seconde fête, Imbolc, comprenait des rituels de purification, et contient, en son nom, une allusion à la lactation. Or le début de février, dans le légendaire chrétien, est consacré surtout à des figures féminines, sainte Brigitte (précisément !), et aussi sainte Véridiane ou Véridière, sainte Lienne au 1er février, sainte Véronique le 4, sainte Agathe le 5, tandis que le 2 est le jour de la Purification de la Vierge.
Ce n'est pas tout : sainte Agathe est l'héroïne d'un mythe - sa passion - où elle eut les seins coupés. Ainsi, le légendaire chrétien retient les trois traits essentiels dans Imbolc - notion de purification, caractère féminin, rôle des seins -, qu'ils soient récupérés (c'est la Vierge qui est purifiée) ou inversés (Agathe a les seins coupés : mais elle était invoquée pour une bonne lactation !).
- Beltene était une fête sacerdotale, c'est-à-dire, comme F. Le Roux et Ch. J. Guyonvarc'h l'ont montré, où les druides étaient au premier plan (au contraire des guerriers, à Samain), et, avec eux, le dieu-druide, celui qui est appelé en Irlande le Dagda, et qui dans l'antiquité était assimilé au Jupiter latin. Ce dieu, sur les sculptures gallo-romaines, porte parfois une roue. Or, le 2 mai est le jour de saint Germain l'Ecossais, qui serait venu de Grande-Bretagne en Gaule sur une roue. Et le 1er mai est aussi une seconde date de sainte Brigitte.
- Lugnasad, enfin, était la fête politique, où le dieu souverain, Lug, était mis en vedette. Le 1er août chrétien est, entre autres, la date de la fête de Saint-Pierre-aux-liens : or, un mythe concernant le dieu Lug le montre lié, par ses amis les Tuatha Dé Danann, qui tentaient ainsi de le tenir à l'écart du combat (la bataille, seconde du nom, de Mag Tured).
Ces survivances
traditionnelles montrent déjà, nettement, que l'Eglise s'est heurtée à un maintien
des fêtes celtiques pré-romaines, et qu'elle n'a pu en venir à bout qu'en christianisant
les mythes qui les fondaient et une partie des rites. Il y a de plus l'énorme
matériel hagiographique dont il est possible de montrer que ses aspects légendaires
et mythiques christianisent, comme dans le cas des fêtes, un matériel religieux
celtique. Ainsi, le thème, fort répandu en France, de la céphalophorie, poursuit
une tradition celtique bien attestée : les Celtes étaient des coupeurs de tête,
et plusieurs récits irlandais font allusion à un personnage dont la tête est
coupée et qui s'en va en portant sa tête. Un autre thème hagiographique très
répandu est celui du saint qui combat - par les gestes, en faisant le signe
de croix, ou par les objets, en lui imposant son étole, ou de façon plus guerrière
par l'épée - un dragon.
Or, il a été démontré que les dates de ces saints sauroctones se répartissent à l'entour des quatre grandes fêtes celtiques dont on vient de parler.
Il y a là
un immense matériel traditionnel dont l'exploration ne fait que commencer. P.
Saintyves avait bien vu, en un travail publié au début du XXe siècle, que les
saints catholiques étaient " les successeurs des dieux ". Mais il invoquait
alors un matériel principalement romain et méditerranéen, disparate, dont on
ne voit pas toujours pourquoi et comment il aurait été implanté en Gaule. Par
contre, on voit plus clairement, aujourd'hui, comment, à la fin de la période
romaine, le poids de l'Etat romain s'affaiblit (à cause des guerres entre armées,
chacune voulant placer son général à la tête de l'Empire), et cet affaiblissement
libère l'expression d'un fonds celtique qui n'avait fait qu'être obscurci pendant
la période de la paix romaine et du ralliement des classes dirigeantes à l'ordre
romain. Que ce soit l'apparition d'un culte celtique au sommet du Donon, dans
les Vosges, ou l'apparition de figurations du dieu Lug sur des fausses monnaies
du bas Empire en Gaule, la celticité se manifeste dans toute sa force, lors
même que les druides avaient été mis hors la loi sous l'empereur Claude. C'est
donc bien cette religiosité celtique que les propagateurs de la foi chrétienne
rencontrent au premier chef. Il est remarquable que les conciles antérieurs,
en gros, à l'an 1000, condamnent une série d'actes rituels, tels que les processions
derrière un dragon, et que dans le Moyen Age urbain, quelques siècles après,
les rites condamnés anciennement par les conciles des Gaules apparaissent, christianisés,
et se poursuivent encore pendant plusieurs siècles.
Références :
Fêtes celtiques : Françoise Le Roux et Christian Guyonvarc'h, Les fêtes celtiques,
Rennes, Rennes, Ouest-France université, 1995.
Sauroctonie
: Philippe Gabet, " Les dragons processionnels sont-ils ou non bénéfiques ?
", BSMF, 92, 1974, 16-46 ; B. Sergent, " Saints sauroctones et fêtes
celtiques ", dans Rôles des traditions populaires dans la construction de
l'Europe. Saints et dragons. Cahiers internationaux du symbolisme, 86-87-88,
1997, 45-69.
Céphalophorie
: Henri Fromage, " Les aspects celtiques du personnage de saint Denis ", BSMF,
144, 1987, 15-27 ; Ph. Gabet, " La céphalophorie ", BSMF, 140, 1986,
2-23. P. Saintyves, Les saints successeurs des dieux, Paris, Emile Nourry,
1907.
Résurgence
celtique : E. Linckenheld, " Le sanctuaire du Donon, son importance pour l'étude
des cultes et des rites celtiques, d'après les récentes fouilles ", Cahiers
alsaciens d'Histoire et d'Archéologie, 128, 1947 ; Daniel Gricourt et Dominique
Hollard, " Lugh Lamfhada et le monnayage des Celtes du Danube ", Cahiers
Numismatiques, 123, 1997, 9-16. ; Id. et Id., " Le dieu celtique Lugus sur
les monnaies gallo-romaines du IIIe siècle ", Dialogues d'Histoire Ancienne,
23.1, 1997, 221-286 ; Id., Id., et Fabien Pilon, " Le Mercure Solitumaros de
Châteaubleau (Seine-et-Marne) : Lugus monophthalme visionnaire et guérisseur
", Id., 25.2, 1999, 127-180.