Le dragon hédoniste

Bernard SERGENT

(extrait de l’article publié dans le numéro 193 du Bulletin de la Société de Mythologie Française, auquel on se reportera utilement, notamment pour les considérations linguistiques, les notes, les références et la bibliographie)


Dans une étude antérieure, intitulée « Le dragon dans l'île », je montrais que le mythe de la conjuration de dragons ou serpents de l'île de Lérins par saint Honorat prolongeait directement la mythologie grecque, plus précisément rhodienne, et qu'ainsi ce mythe remontait aux premiers temps de la colonisation grecque en Provence – effectivement œuvre de Rhodiens – ou du moins que le mythe d'origine grecque avait dû influer sur un mythe local, ligure, comprenant déjà l'affrontement entre un héros et un dragon insulaire.

A cette occasion, j'avais été amené à examiner les autres récits de combats ou de conjurations de dragons situés dans des îles, particulièrement nombreux dans le monde celtique (et les Ligures, rappelais-je, sont linguistiquement apparentés aux Celtes).

C'est alors que j'évoquais le mythe de la victoire de saint Efflam, en Bretagne (armoricaine), sur un dragon installé sur un îlot, et que j'avais remarqué, en marge de la dite étude, que ce récit ressemblait singulièrement à un mythe hittite, celui de la victoire du dieu de l'Orage sur le dragon Illuyanka.

C'est ce parallélisme que je souhaite reprendre et examiner ici. Il est en effet frappant – ce, d'autant qu'une influence littéraire directe d'un récit sur l'autre est impossible.

Le dragon de saint Efflam
La légende bretonne dont il s'agit est notée par la Vie latine de saint Efflam (datée généralement du XIVe siècle ou du début du XVe, mais La Borderie envisage les XIIe-XIIIe siècles, et Gwenaël Le Duc considère cette date comme « plausible »), puis par un texte tiré d'un office à l'usage de la paroisse de Plestin de 1575, par Albert Le Grand au XVIIe siècle, par des cantiques bretons (l'un est daté de 1819), mais c'est la version recueillie par Anatole Le Braz, à Saint-Efflam, sur la côte nord de la péninsule, dans les actuelles « Côtes d'Armor » (sic) à la fin du XIXe siècle, qui est la plus proche du mythe hittite. On y apprend que :
« Tous les ans, la veille de Noël, (ce dragon) réclamait une proie humaine, et non la première venue : il fallait qu'elle fût de sang royal. On la lui apportait, à la tombée du soir, au pied du contrefort isolé qui domine la grève, à mi-route de Saint-Michel à Plestin, et qui porte, depuis lors, le nom sinistre de Roc'h Al Laz (le Rocher du Meurtre). On était également tenu de lui livrer tous les enfants morts sans baptême ».

Ce dragon se situait en la baie appelée Lieue-de-Grève, et avait tête humaine. Le roi Arthur aurait essayé, avec ses chevaliers, à plusieurs reprises, de le tuer, toujours en vain, et c'est finalement saint Efflam qui parvint à l'immobiliser : après avoir utilisé une ruse pour faire sortir le dragon, le saint fit un signe de croix, et le dragon ne put rentrer chez lui. On le mena alors à un gouffre qui s'ouvre dans le récif appelé la Roche Rouge, où il accepta d'entrer car Efflam lui promit qu'il pourrait jouer du biniou (dans une autre version, de la trompette) – ce dragon, curieusement, était donc mélomane...

Dans une version, le dragon habitait la Roche Rouge, au nord de l'actuel Saint-Efflam, et fut rejeté dans le colossal rocher appelé Grand Rocher, ou Roche-Bleue, au milieu à peu près de la plage de la Lieue-de-Grève. On rapporte aussi que le dragon regagnait son repaire en marchant à reculons, et qu'Arthur le combattit armé d'une massue et d'un bouclier. Dans le cantique de 1819, il a une épée, et le dragon est pourvu de deux cornes.

Ce qui étonne a priori dans cette histoire est l'incapacité du roi Arthur, personnage puissant et fort s'il en est (la Vie latine insiste d'ailleurs expressément sur ce point, le cantique de 1819 l'appelle « le Terrible », et Nennius présente avant tout Arthur comme un dompteur de monstres), de venir seul à bout d'un dragon : ce, d'autant qu'il est célèbre pour avoir (bel et bien seul) vaincu un dragon/géant sur l'îlot du mont Saint-Michel, c'est-à-dire non loin et dans des conditions semblables à celles de la baie de Plestin.

Or, tous les éléments de ce récit se retrouvent dans un mythe hittite, celui dit d'Illuyanka : dragon menaçant, incapacité d'un personnage puissant à le vaincre, aide d'un tiers qui est (momentanément ici) sanctifié, ruse pour faire sortir le dragon, impossibilité pour celui-ci de rentrer dans son trou, meurtre du dragon, lien avec la mer, avec la période hivernale – et avec la musique.

Le dragon hittite d'Illuyanka
Suivons ici Mme Emilia Masson, qui s'est récemment livrée à une étude complète de ce mythe, et selon qui « la légende du combat entre le dieu de l'Orage et le dragon est attestée jusqu'à présent par les tablettes de Hattusa sous forme d'une récitation qui accompagne la fête du Nouvel An, purulli, célébrée pour le jeune dieu de l'Orage de Nerik, fils du dieu suprême de l'Orage ».

Ainsi, « la cérémonie du Nouvel An, pour laquelle les Hittites ont adopté la dénomination hatti, purulli, est donc exécutée en l'honneur du dieu de l'Orage ou de ses fils, dieux de l'Orage locaux, afin qu'ils assurent au pays la prospérité au cours de l'année qui vient, prospérité liée à la tombée des pluies dont ils sont les détenteurs ».

Au début de la fête, après une courte introduction où il mentionne son rôle rituel et la fonction de cette célébration, le prêtre entonne le récit du combat contre le dragon :
« Quand le dieu de l'Orage et le serpent Illuyanka en vinrent aux mains à Kiskilussa, le dragon Illuyanka vainquit le dieu de l'Orage. Et le dieu de l'Orage fit appel à tous les dieux : "Venez (tous), à mon secours !" Inara organisa alors une fête. Elle prépara tout copieusement : une amphore de vin, une amphore de la boisson marnuwan, une amphore de la boisson walhi et (ces) amphores elle remplit à ras bord.
« Et Inara vint à Ziguratta. Elle y rencontra Hupasiya, le mortel. Ainsi parla Inara à Hupasiya : "Voici, je veux faire comme ci et comme ça et, toi, épaule-moi". Hupasiya (réplique) ainsi à Inara : "Si je couche avec toi, je viendrai alors et j'exécuterai (les désirs) de ton cœur". Et il coucha avec elle.
« Inara emmena alors Hupasiya et elle le cacha. Inara se para ensuite et appela Illuyanka de (son) trou, en haut. "Voici, je fais la fête (dit-elle), viens donc manger et boire !". Illuyanka monta avec ses fils. Ils mangèrent et burent. Et ils vidèrent toutes les amphores et burent ainsi à leur soif. Mais, après cela, ils n'arrivèrent pas du tout à descendre dans le trou. Hupasiya vint alors et attacha Illuyanka avec un cordon. Le dieu de l'Orage arriva et tua Illuyanka. (Tous) les dieux l'assistèrent.
« Inara se construisit alors une maison sur un piton rocheux dans le pays de Tarukka et installa Hupasiya dans (cette) maison. Et Inara lui enjoint sans cesse : "Quand je vais à la campagne, toi, tu ne (dois) pas regarder par (la fenêtre) ! Tu vas voir ta femme, et tes fils". Quand le vingtième jour arriva, celui-ci jeta un regard par la fenêtre et aperçut sa femme et ses enfants. Quand Inara rentra de la campagne, il se mit à implorer "Laisse-moi rentrer à la maison", ce pourquoi Hupasiya est puni de mort, sa maison est détruite, et Inara retourne à sa "maison du flot", depuis quoi on célèbre la fête purulli ».

Deux récits semblables …
Les points communs entre ce récit et la légende de saint Efflam sont patents (et nombreux ! ils concernent la presque totalité de l'un et l'autre mythe) :
a) Le premier élément frappant est l'incapacité d'un personnage royal, a priori extrêmement puissant, à venir à bout d'un dragon : le dieu de l'Orage est le principal dieu hittite, le maître des dieux, et, sous ses multiples formes, le dieu le plus souvent invoqué par les rois hittites. Il est dieu royal par excellence. Pourtant, le dragon le vainc.

Arthur, de son côté, est le roi le plus célèbre de la tradition celtique tardive, maître, dans le Cycle dit (précisément) arthurien, de la troupe des chevaliers de la Table Ronde, conquérant, héros lui-même de plusieurs exploits. Il est aux chevaliers ce que le roi hittite – conquérant également – était à son assemblée des nobles guerriers, le panku (dans les textes hittites, textuellement pankus EREM MES, « la totalité des guerriers », formée en fait des nakkes, « notables »). C'est pourtant lui qui, même aidé de ses preux, ne parvient pas à vaincre le dragon.

La ressemblance entre Arthur et le dieu de l'Orage hittite s'accroît encore, et notablement, si l'on admet, avec certains des meilleurs celtisants, qu'Arthur, qui n'a pas de répondant exact dans les héros celtiques irlandais, est en fait un ancien dieu : alors, la correspondance avec le récit hittite est totale, car c'est bien évidemment royal que devait être le prototype divin d'Arthur.

Or, il n'est pas difficile de l'identifier : si, comme on le pense le plus souvent, le nom d'Arthur est dérivé d'un nom de l'ours (soit le celtique *artos, irlandais art ; soit, par le latin, le grec arktos), ce qui s'accorde avec l'idée que chez les Celtes l'ours est animal royal, alors Arthur est proche du roi légendaire gallois Math, dont le nom signifie "bon" et (par euphémisme) "ours", maître pacifique du royaume de Gwinedd : Arthur et Math sont du côté bénéfique de la royauté, ce que l'on appelle, depuis que Georges Dumézil a montré la généralité dans les théologies indo-européennes d'une conception de la souveraineté attestée particulièrement nettement en Inde ancienne, le « côté Mitra » de la royauté – l’autre, beaucoup plus sévère et dangereux, étant appelé le « côté Varuna ». Dès lors, l'identification en termes de théologie celtique est évidente : le dieu « mitrien » celtique est celui appelé Dagda en Irlande, précisément le « dieu bon » (comme Math est le « (roi) bon »). En termes latins, c'est le dieu appelé « Jupiter » par Jules César, c'est-à-dire le Jupiter gaulois, dont certains des noms celtiques sont connus par ailleurs : Taranis, Sucellus, etc.

Le rapprochement se confirme d’un détail : Arthur combat, dans le mythe de saint Efflam, à la massue. Or l’arme par excellence du Dagda est une massue, qui avait la vertu de tuer par un bout, et de ressusciter par l’autre.

Le dieu de l'Orage est aussi un dieu bénéfique : on l'invoquait surtout pour obtenir les pluies, précisément dans le rituel de purulli où on récite le mythe du serpent Illuyanka.

Or, le Jupiter gaulois, sous sa forme de Taranis principalement, était dieu de l'orage : tarann signifie "tonnerre" en breton et gallois.

Ainsi, la ressemblance entre Arthur et le dieu de l'Orage hittite est extrême : si les rapprochements ci-dessus sont pertinents, elle va jusqu’à l’identité

Et tel est le personnage (originellement) divin – par ailleurs maître de la vie et de la mort, vainqueur du géant à l'anguipède ! (1) – et qui ne parvient pas, dans notre légende, à vaincre un dragon !

Cela seul imposerait la comparaison des deux mythes

b) Incapable de vaincre un puissant dragon, ce personnage à la fois divin et royal a besoin d'aide : il appelle tous les dieux, dans le récit hittite ; seule une déesse intervient, lui procurant l'aide d'un mortel, Hupasiya. Dans la légende bretonne, après l'échec d'Arthur, seul dans la plupart des textes, associé à ses preux ailleurs, mais alors aucun n’y peut rien, il y a intervention d’un saint, d’origine irlandaise, Efflam.
Les deux récits diffèrent là où ils ne pouvaient faire autrement : la légende bretonne étant racontée en milieu monothéiste et catholique, Arthur ne peut pas appeler « les autres dieux », Efflam ne peut pas coucher avec une déesse... Ces écarts d’atmosphère pris en compte, il y a une ressemblance étroite entre les motifs : car Efflam est un saint, avec tout ce que cette notion implique de rapprochement avec la divinité et la transcendance, de la part d’un mortel (de plus d’origine royale) ; Hupasiya a couché avec une déesse : l’union d’un mortel et d’une déesse a pour vertu principale, en Grèce ancienne par exemple, de sanctifier ce mortel et de le faire participer de la divinité.

Autrement dit, dans l’un et l’autre récit, le héros (divin) a besoin de l’aide, qui sera décisive, d’un mortel sanctifié.

Une telle idée est étonnante. Mais elle n’est pas sans parallèle : dans la mythologie grecque, on insiste sur le fait que Zeus – l’équivalent local du Dagda irlandais et du dieu de l’Orage hittite – était dans l’incapacité de vaincre le formidable géant Tuphaôn, sorte d’homme-dragon d’ampleur cosmique, et qu’il fallut l’aide d’un mortel, Kadmos, pour le vaincre – en le séduisant par sa musique, précisément. Or ce personnage fut également sanctifié : il fut transformé à sa mort en homme-serpent et partit avec son épouse Harmoniâ – fille d’Arès et d’Aphrodite, donc au fond déesse – aux Iles des Bienheureux ou aux Champs Elysées : on parle à juste titre ici de l’ « héroïsation de Kadmos » (2).

L’idée selon laquelle le Serpent prit au dieu de l’Orage son cœur et ses yeux trouve là un parallèle très précis, car, selon la version d’Apollodore, Tuphaôn prit à Zeus ses tendons. Hermès et Aigipan les volèrent (le monstre les avait cachés dans une peau d’ours) et les rendirent à Zeus, qui reprit aussitôt le combat.

Or cette notion d’un anéantissement du dieu souverain, commune à la Grèce et à la seconde version du mythe d’Illuyanka, trouve un écho en Bretagne : selon le cantique mis par écrit en 1819, la « force de la flamme, l’odeur de la fumée » firent que le roi Arthur, durant son combat contre le dragon, tomba évanoui ; seule l’intervention d’Efflam le sauva. C’est une version « faible », et tolérable chrétiennement, de la mise hors de combat totale du grand dieu.

c) Le dragon a des côtés singulièrement humains, ce qui le distingue de la majorité de ses homologues de la tradition indo-européenne : il a une tête humaine, dans une version bretonne, et il sait coudre ; il vient en famille participer à une fête, dans le récit hittite – et on aura, plus bas, à souligner leur intérêt pour la musique !

d) Dans l’un et l’autre récit, le dragon est vaincu finalement grâce à une ruse : le géant breton sort de son trou quand Efflam le défie de pouvoir reconstituer un vêtement. Illuyanka sort de son trou, avec ses fils, quand on lui promet la participation à une fête, où il y aura force vin et force bière (ce que désignent sans doute les termes wahli et marnuwan), tandis qu’Inara s’est parée pour être séduisante.

e) L’intervention d’un "mortel" sanctifié a une fonction précise : elle sert à « lier », non à tuer, le dragon : le liage est littéral dans le mythe hittite, où Hupasiya « attache Illuyanka avec un cordon » ; il est métaphorique dans le récit breton, où l’action de saint Efflam consiste – comme cela est fréquent de la part des saints sauroctones – à immobiliser le monstre par un signe de croix. Après quoi le dragon est tué par le dieu de l'Orage (chez les Hittites), précipité dans un gouffre (en Bretagne).

f) Dans la Vie latine d’Efflam, Arthur combat le dragon à la massue – arme archaïque, étonnante dans la main de ce roi – mais dont on a vu qu’elle permet précisément de le rapprocher du dieu Dagda. Or, si les textes hittites ne précisent pas l'arme du dieu de l'Orage, le relief de Malatya montre deux personnages affrontant le Serpent : l'un est armé de la lance, l'autre de la lance et d'une massue (s'il s'agit du dieu de l'Orage et d'un aide, cela est proche du relief de l'église de Perros-Guirec...).

g) Le dragon breton est finalement fixé sous terre lorsqu'on lui permet de jouer de la musique. Illuyanka n'est pas présenté comme musicien. Cependant, un repas de fête hittite ne se concevait guère sans musique : c'est dans des figurations de banquets royaux que nous avons des figurations de musiciens anatoliens, et surtout nous savons que la fête de purulli, à qui le mythe d'Illuyanka servait de fondation, était célébrée avec des chants. Il s'ensuit que le lien entre le dragon et la musique est explicite dans le récit breton et implicite dans le récit hittite.

h) L'affaire est entièrement littorale dans la version bretonne : le dragon habite un rocher sur la grève entre Saint-Michel et Plestin, le gouffre où il est jeté se trouve dans un récif côtier (c'est une fissure dans le rivage, selon le cantique de 1819), saint Efflam laisse son nom à une localité et à une fontaine situées juste à l'ouest des lieux du mythe, à quelques mètres du rivage.

Elle ne l'est pas moins en Anatolie, allusivement dans le texte (le plus complet que nous ayons) qui a été cité, puisque, après avoir dû tuer Hupasiya, Inara retourne dans sa « maison des flots », et surtout dans une autre version, qui était dite par le prêtre lors de la même occasion, au début de la fête de purulli, après le premier récit : dans cette version, qui rappelle beaucoup certains mythes grecs, Illuyanka a pris au dieu de l'Orage, après l'avoir vaincu, son cœur et ses yeux. Pour se venger, le dieu de l'Orage a recours à une manœuvre complexe (et longue !) : avoir un fils, le marier à la fille d'Illuyanka, et, ce fils devenant son agent, récupérer ses organes volés. Alors seulement, le dieu de l'Orage ayant retrouvé « sa forme comme avant », « et qu'il se trouva en bonnes conditions, il partit vers l'Océan pour le combat ».

Voici une position littorale de l'affrontement entre le dieu et le dragon. Mme Masson a pertinemment commenté cette question des habitats prêtés au dragon Illuyanka :
« La résidence du dragon nous apparaît comme la plus significative : dans le premier récit, Illuyanka vit dans le monde souterrain avec sa famille, KUB XVII 5 I 5-6, na-as-ta misil-lu-ya-an-kaan ha-at-te-es-na-az sa-ra-a kal-li-is-ta "et (Inara) appela Illuyanka de (son) trou en haut", le terme hattessar désignant le trou par lequel s'établit le contact avec les Enfers. Dans le second récit, le dieu de l'Orage part vers la mer ou vers l'océan pour livrer combat à Illuyanka, a-ru-ni za-ah-hi-ia pa-it. Or, dans les diverses légendes indo-européennes de ce type, le dragon réside soit dans les eaux, la mer en particulier, soit dans les montagnes. Le dieu de l'Orage ou le héros qui le combat ne va jamais le chercher, à notre connaissance, dans le monde souterrain » (3).

Notons ici une inversion : si le dragon habite sur le littoral à la fois dans le récit breton (sur la grève) et dans la seconde version hittite (car le dieu de l'Orage se rend au bord de l'océan pour le combattre), il est ailleurs infernal, soit au début (dans la première version hittite), soit à la fin (dans le récit breton : le gouffre où on le jette est évidemment une entrée des enfers, tout comme le trou, hattessar, d'où sort Illuyanka). Cette inversion ne fait que souligner l'essentiel, le caractère fondamentalement chthonien du dragon, lequel est d'ailleurs, essentiellement, un « serpent » : c'est ce que signifie le nom d'Illuyanka en hatti (la langue pré-indo-européenne parlée en Anatolie centrale avant l'arrivée des Hittites) tandis que le texte de la Vie latine de saint Efflam nomme l’animal « serpens ».

i) Remarquable également, les deux mythes concernent les mêmes temps : Noël en Bretagne, le Nouvel An (purulli) en Anatolie – ce qui revient au même, car, en Bretagne, à l’époque carolingienne, Noël marquait le début de l’année.

Dans le récit recueilli par Le Braz à Saint-Efflam, c'est en effet « tous les ans, à la veille de Noël », que le dragon réclamait une proie humaine. D'un autre côté, c'est à la Pentecôte, dit-on ailleurs, que s'ouvre le gouffre où avait été jeté le dragon.

Or le récit du mythe d'Illuyanka ouvre la fête du Nouvel An hittite, purulli. Et celle-ci était célébrée en hiver, durant le douzième mois de l'année hittite, au point que Mme Masson a pu écrire : la fête purulli « est inspirée par les traditionnelles assemblées du solstice d'hiver qui ont lieu autour du dieu de l'Orage et décident de l'avenir de l'Univers et du pays » (4).

Mieux encore : la succession fête d'hiver (dont purulli) - fêtes de printemps est fortement soulignée par les textes hittites : l'un d'eux, parlant des activités du roi, expose :
« Quand sa majesté monte de la campagne, elle célèbre les dieux. Sa Majesté et la reine passeront l'hiver à Hattusa et ils célébreront là la fête du Tonnerre du dieu de l'Orage d'Alep ; et ils célébreront là la fête de l'Année. Les oiseaux de saison se rassembleront pour lui. Mais quand le temps d'AN-TAH-SUM (du printemps) arrive, ils déposeront aux dieux (la plante) AN-TAH-SUM ».

La « fête de l'Année » est celle du changement d'année, dont purulli était soit proche, soit partie intégrante.

Ainsi, la succession rituelle hiver-printemps est soulignée par le rituel hittite, comme elle l'est par la légende du dragon de saint Efflam, dévoreur à Noël, communiquant avec ce monde-ci à la Pentecôte.

j) Même l'épisode final, tragique, de l'histoire de Hupasiya trouve un équivalent, mais entièrement inversé (et d'abord en cela qu'il est basculé en début de récit) dans l'histoire de saint Efflam : celui-ci devait initialement épouser une princesse irlandaise (ou galloise, ou saxonne, selon les versions) du nom d'Enora (étonnante coïncidence onomastique, puisque la déesse héroïne du mythe hittite s'appelle Inara, avec les mêmes consonnes et la même terminaison !), mais, la soupçonnant (à tort) de n'être pas vierge, donc d'un « pré-adultère », il l'abandonna – de même que Hupasiya décida d'abandonner Inara, avec qui il s'était livré à un (authentique) adultère. Puis Efflam vint en Bretagne et se construisit une maison. Enora le rejoignit – dans une embarcation en peau de vache, ou de pierre – et ils vécurent dès lors en voisins, l'un et l'autre ermites. Or, le récit hittite comprend la construction d'une maison par Inara « sur un piton rocheux » pour Hupasiya, puis la séparation définitive des amants, et l'installation subséquente d'Inara dans « sa maison du flot » au pays de Kiskilussa. La coïncidence est étroite également ici : le récit breton oppose de son côté la maison d'Efflam, située au bord de la mer, et celle d'Enora, « sur le sommet du promontoire » dominant la grève où se trouvait l'ermitage de son époux. Plus exactement, dans le récit recueilli par Le Braz, Enora n'a pas de maison, mais tout juste deux piliers pour soutenir une cloche. Or, dans le récit hittite, la maison construite par Inara pour Hupasiya est finalement détruite, et le dieu de l'Orage plante du cresson à son emplacement. Il y a donc opposition, non seulement d'emplacement, mais de construction : simple emplacement de ce qui ne fut pas ou ne fut plus une maison, en hauteur, authentique édifice, sur le rivage. Plus profondément, on pensera même à une opposition nature/culture : ce qui était maison bâtie devient pré de cresson, plante sauvage, que fait pousser, évidemment par ses pluies, le dieu de l'Orage (retour de la culture à la nature, donc) ; Efflam a une vraie demeure, avec un toit, tandis que sa partenaire n'a rien pour s'abriter : il dut pleuvoir sur elle toute sa vie.

Ainsi, à côté de l'épisode même du combat contre le dragon, l'un et l'autre récit comportent un autre fragment, en situation d'inversion rigoureuse l'un par rapport à l'autre : situé avant le combat dans la version bretonne, après dans la version hittite, cet épisode comprend en effet à la fois le motif de la « non-épouse » (Inara est la maîtresse, non l'épouse, de Hupasiya ; Enora devait être l'épouse d'Efflam mais il l'a refusée), de l'adultère (réel dans le cas d'Inara et de Hupasiya, allégué dans celui d'Enora), de la jalousie (Inara jalouse lorsque Hupasiya décide de retourner chez lui, Efflam follement jaloux lorsqu'il « apprend » que sa fiancée n'est pas vierge), porteuse de mort (réelle, dans le récit hittite : Inara tue Hupasiya ; proposée dans le récit breton : Efflam demande à son beau-père de tuer sa fille), enfin l'édification d'une maison sur le rivage (pour l'homme, dans le récit breton ; pour la déesse, dans le récit hittite), précédée (chez les Hittites) ou suivie (en Bretagne) de l'installation de l'autre membre du couple en hauteur, dans une « non-maison » (maison anéantie, chez les Hittites ; simples piliers, en Bretagne). Soulignons l'inversion rigoureuse des positions d'Enora et d'Inara sur le double plan matrimonial et sexuel : par rapport au statut d'épouse légitime, statut « normal » pour une femme aussi bien celtique que hittite, Enora est en deçà, puisqu'elle ne s'est pas mariée, Inara est au-delà, puisqu'elle arrache Hupasiya à sa famille ; sur le plan des comportements sexuels, par rapport à la vie, « normale », de femme mariée, Enora est en deçà, puisqu'elle reste vierge, Inara est au-delà, puisqu'elle se prostitue .Dernière coïncidence : selon une version, Enora se fit coudre dans une peau de bœuf et jeter à la mer... elle aboutit ainsi où était son mari. Or une peau (de bélier), la fameuse toison rituelle kursas, qui joue un rôle dans plusieurs cérémonies hittites, d'hiver et de printemps, apparaît effectivement dans les rites de purulli (5).

Au sujet de l'adultère, il faut souligner qu'en Bretagne, saint Efflam est patron des maris jaloux. Un rite consistait, de la part de ceux-ci, à déposer « à la surface de l'eau trois morceaux de pain figurant le saint, le mari et son épouse : lorsque le morceau du saint se rapproche des deux autres, aucune trahison n'est à redouter ».

Le parallélisme des récits, celui des épisodes et des rouages, des étapes et des éléments mentionnés, la solidarité même des inversions, amènent à une conclusion inévitable : le récit hittite et le récit breton sont un seul et même mythe, en deux versions séparées par le temps et par l'espace.

… mais indépendants l'un de l'autre.
En effet, il est rigoureusement impossible de dire que l'un a été copié sur l'autre : le récit breton appartient au plus vieux fonds légendaire péninsulaire, inscrit déjà qu'il est dans un texte remontant au XIIe ou au XIIIe siècle, sinon sur une église du XIIe siècle, jusqu'à des versions orales notées par Anatole Le Braz avant 1895, tandis que le mythe hittite n'a été publié pour la première fois qu'en 1922 (rappelons que les tablettes hittites ont été découvertes à partir de 1905 à Hattusa (Boghaz-Kôy), et que le hittite est déchiffré par Bedrich Hrozny en 1915). Efflam était d'ailleurs fort honoré à travers la Bretagne, à Carhaix (Finistère), Langoëlan et Merlevenez (Morbihan), à Plestin-les-Grèves dont il est patron, il possédait des chapelles à Kervignac, Langoëlan, Saint-Gildas, Carnoet (Côtes d'Armor), Plestin, d'autres encore, fort anciennes, à Morlaix (Finistère) et à Pedernec (Côtes d'Armor). Plestin possède son tombeau du XVIe siècle et plusieurs statues, d'autres se trouvent à Trebeurden, Morlaix, Carnoet, Plusquellec, Tonquedec, Trezeny (Côtes d'Armor).

Ajoutons sur ce point que saint Efflam est fêté au 6 novembre (calendriers de Tréguier et de Vannes), se rattachant ainsi à la vaste série des saints tueurs ou dompteurs de dragons de novembre, dont l'origine celtique est patente, et qu'il possède un curieux doublet en Bretagne même : à l'ouest de la contrée où règne saint Efflam (en gros, le Trégor côtier), en Léon, un « contemporain » d'Efflam, du nom de Carantec, éponyme à la fois de Llangranog, de Carhampton et de Crantock au Pays de Galles, de Carantec, de Trégarantec en Léon, attesté dès le IXe siècle (mention d'un domaine de Saint-Carantec appartenant à l'évêque de Saint-Malo), est à la fois prince (gallois, cette fois), pacifique (il fuit la responsabilité d'une guerre), ermite riverain (tant au Pays de Galles qu'en Bretagne), et il dompta un énorme serpent (à l'encolure grosse comme les cous de sept taureaux) que le roi Arthur ne parvenait pas à vaincre ! – ne le tuant pas, pas plus qu'Efflam le sien, mais l'envoyant au loin. Il tua encore un autre serpent, habitant une grotte dans la falaise nord de Penn-al-Lann, et appelée Toul-ar-Zarpant, le « trou du serpent », en le fracassant contre un récif au large de la plage de Saint-Carantec, appelé le « Rocher de Saint-Carantec », et depuis lors fendu.

Ainsi, ce saint a, avec Efflam, les points communs d'une origine insulaire, de la fuite en bateau (ici, de pierre, comme celui d’Enora dans une version), de l'installation littorale sur la côte nord de la Bretagne, du meurtre et/ou de l'évacuation d'un serpent monstrueux, habitant une caverne, de l'association de cet exploit avec un récif proche de la côte et fendu. Comme Efflam, Carantec a donné son nom à une fontaine (Feunteun-ar-Zant), et au Toul-ar-Zarpant répond le Toul-Efflam, emplacement de la fontaine de Saint-Efflam, à l'ouest de la Lieue-de-Grève. Les localisations de Carantec en font bien un saint "pan-celtique". Enfin, si Carantec n'est pas lié à une histoire d'adultère, il est singulier que sa Vita (manuscrit latin du XIIe siècle, conservé au British Museum) raconte qu'il séjourna en Irlande, où il reçut le nom de Cernach : or, une étude de William Sayers a souligné les affinités entre le héros irlandais (Conall) Cernach et le dieu gaulois Cernunnos, le "Cornu", lequel n'est autre que la forme hivernale d'Esus, c'est-à-dire Lug (6).

Or, tout à fait indépendamment de cela, Bernard Peirani a souligné des points communs entre les légendes de saint Efflam et d'un autre saint, non breton celui-ci, saint Gengoulph : entre autres ce dernier enferma sa femme dans une peau de vache et la jeta à l'eau, sur la Lauch, en Alsace, et elle échoua sur une grève, de même qu'Enora, épouse d'Efflam, se fit coudre dans une peau de vache pour rejoindre son époux et arriva ainsi à Saint-Michel-en-Grève, et saint Gengoulph est patron des cocus, comme saint Efflam l'est des maris jaloux – tandis que Claude Sterckx et Pierre Millat ont montré que saint Gengoulph est un successeur incontestable du grand dieu celtique Lug. (Mon exposé se veut comparatiste, et je n'ai pas l'intention de pousser davantage ici l'exégèse proprement celtique ; je me contente donc de signaler combien il est intéressant que saint Efflam puisse être rapproché, par l'intermédiaire de son semblable saint Gengoulph, de Lug : car on notait ci-dessus les rapports entre Arthur et le Dagda ; les deux principaux protagonistes du récit breton sont donc ainsi peut-être des figures divines celtiques évhémérisées et christianisées, ou plus exactement Efflam, qui est sans doute historique, s’est chargé, comme tant et tant de saints, de traits empruntés à la mythologie celtique antérieure ; or dans les récits irlandais, Lug et le Dagda sont étroitement associés, et c'est bien Lug qui est le plus fort guerrier, qui, entre autres, tue le géant à un œil Balor, au cours du récit dit « La Seconde Bataille de Mag Tured » (7). La légende de saint Efflam plonge assurément dans la plus ancienne et la plus haute théologie celtique).

Puisque ces récits sont ainsi indépendants l'un de l'autre, et qu'ils sont si semblables, c'est qu'ils remontent à un héritage commun aux Bretons et aux Hittites.

Il est vrai que, dans des études antérieures (mais, hélas, non encore parues !), j'ai fait état d'influences directes de mythes attestés dans l'antiquité sur le légendaire occidental récent : influence rhodienne dans la légende de saint Honorat à Lérins, et influence hittite, précisément, dans le cas des légendes concernant le fondateur de Perpignan. Pourquoi n'en serait-il pas de même ici ?

Une filiation impossible
C'est que les situations sont très différentes. Dans le premier des deux cas évoqués à l'instant, la parenté entre le mythe de saint Honorat et les légendes rhodiennes porte sur quelques détails précis, et se complète justement de la présence, historiquement certaine, de colons rhodiens en Provence avant les Phocéens ; l'hypothèse « transmission directe » est, dans ces conditions, de loin la plus probable. Dans le cas du Père Pigne, les choses se présentent autrement, mais amènent à une conclusion analogue : ce qui est raconté du fondateur de Perpignan conjoint en effet deux matériels hittites distincts, à savoir d'un côté une fête, d'autre part un mythe qui, selon notre documentation actuelle, n'a aucun rapport avec cette fête. La seule explication est alors que des Hittites aient réuni, après la chute de leur empire, ce qui était désormais pour eux des souvenirs (la fête, et le mythe), et la synthèse se présente dans le mythe du Père Pigne : je suis autorisé à parler alors, sachant que les derniers Hittites se sont intéressés à Chypre, et ont dû être pris dans la tourmente des « Peuples de la Mer », au XIIe siècle avant notre ère, d'un mouvement (certes hypothétique) qui aurait porté certains Hittites vers la Méditerranée occidentale. Le mythe catalan témoigne de l'installation antique de survivants de l'empire hittite en Catalogne.

La situation est tout autre ici. Le mythe de saint Efflam ne représente pas une « synthèse » d'éléments hittites épars, il est simplement parallèle à un mythe hittite ; et par ailleurs, autant il est plausible que des Hittites, perdus en Méditerranée, aient abordé sur la côte orientale de la péninsule ibérique, autant il est difficile de penser que certains d'entre eux aient poussé l'aventure jusqu'à la Bretagne... Autrement dit, il n'y a de raisons ni mythologiques, ni historiques de parler d'une filiation directe des Hittites aux Bretons – hormis la singulière ressemblance entre les noms propres Enora et Inara ! Mais l'examen comparatif des mythes indo-européens réserve de semblables surprises – ainsi, par exemple, la ressemblance des noms Numa et Manu portés par des personnages analogues dans des récits romain et indien, celle des chiens Ailbe et Lailaps dans des récits irlandais et grec. Dans aucun de ces cas on ne peut parler de filiation directe, d'emprunt d'une tradition à une autre, mais bien d'héritage commun, non pas linguistique (car les noms cités n'ont pas même origine ou même étymologie), mais traditionnel : les poètes raconteurs de mythes se sont inspirés de noms propres connus dans la version d'un mythe chez leurs (anciens) voisins pour créer des noms analogues.

Un voisinage ancestral
On se tournera alors vers une explication différente de celle d'une filiation, à savoir celle d'un antique voisinage. Les linguistes savent que le hittite, et les autres langues du même groupe, dit anatolien, se rattachent à la famille indo-européenne, et le breton, comme toutes les langues celtiques, également. Celtes et Anatoliens ont donc, partiellement, les mêmes ancêtres. Mais il y a plus précis encore. Le hittite a des affinités plus précises avec certaines langues indo-européennes qu'avec d'autres ; or, c'est principalement avec des langues occidentales : grecque, germaniques, italiques (latin), et celtiques.

Ces rapprochements indiquent une chose simple : il fut un temps où les ancêtres des Hittites et les ancêtres des Celtes ont voisiné et communiqué. C'est alors que des mots, des usages grammaticaux, des formations, ont circulé entre eux. Cela se situe il y a très longtemps – en un temps, d'ailleurs, où ces langues devaient être encore assez proches pour être mutuellement compréhensibles. Cela nous reporte au IVe ou Ve millénaire avant notre ère – j'ai souligné que les ancêtres des Anatoliens ont vécu dans les Balkans apparemment pendant un millénaire environ, entre -4000 et -3000 approximativement, et qu'ils peuvent avoir été chassés des Balkans, vers l'Anatolie, par des peuples de langue indo-européenne comme eux, mais plus tardifs, à savoir les ancêtres des Italiques et des Celtes <(8).

C'est alors que des mythes ont pu circuler entre Anatoliens et Celtes. Des rites aussi : j'en donnerai des exemples ailleurs, mais déjà ici, l'importance accordée à la musique indique une ancienne insertion du mythe dans une activité humaine rituelle – encore évidente à Hattusa, où le récit du mythe commence la fête purulli. La liaison entre mythe et rite est encore soulignée par la mention des fontaines, dans les légendes de saint Efflam et de saint Carantec (selon le cantique de 1819, le premier miracle d'Efflam a consisté à faire s'ouvrir un rocher d'où s'écoula une source, où se désaltéra Arthur), et dans le rite de purulli. Ce soubassement rituel a d'ailleurs dû aider au maintien de la forme mythique. Elle s'est évanouie en Bretagne – il n'y a peut-être pas si longtemps : on y sait encore que le gouffre du dragon dans le rocher s'ouvre périodiquement – à Noël, ou à la Pentecôte. Et l'image du roi Arthur se battant à la massue, rappelant le relief de Malatya, se comprend au mieux si, aussi bien en Bretagne ancienne qu'en Anatolie hittite, l'un et l'autre mythes faisaient l'objet d'une mise en scène rituelle.

En tout cas, ces conclusions obligent à réviser celles de Mme Masson, qui écrivait, à la suite de la plupart des commentateurs, que dans le mythe d'Illuyanka les traditions hatti (c'est-à-dire pré-hittites, non indo-européennes : le hatti est la langue parlée à Hattusa et dans sa région avant la mainmise hittite) « se manifestent, directement ou indirectement, de plus d'une manière. Avec les noms propres d'abord, à commencer par celui d'Illuyanka, qui n'est autre que l'appellatif hatti pour le "serpent", personnifié, ou Inara, déesse importante du panthéon hatti, adoptée très tôt par les Hittites... Ou encore, le nom même de cette fête, purulli/wurulli, dérivé très probable du terme hatti wur, "terre" , "pays" , ce qui correspond parfaitement à son aspect agraire. Sans oublier, enfin, que cette région (celle de Nerik, dont on honore le dieu de l'Orage durant la fête) au nord de la capitale hittite était hatti par excellence.

« Le sujet principal des deux récits (du mythe d'Illuyanka) montre des traits semblables : le dieu de l'Orage arrive à vaincre le dragon grâce à la ruse et à l'intervention d'un mortel qui périra ensuite. On est donc loin du combat héroïque entre les mêmes protagonistes que connaissent les traditions indo-européennes, combat dont les Hittites avaient dû conserver le souvenir à en juger par le relief de Malatya, figurant le motif essentiel du mythe, le dieu de l'Orage en train de tuer le dragon avec sa foudre, matérialisée sous forme de lance. Dans ces conditions, les schèmes de ces légendes doivent être d'origine hatti ».


Le relief de Malatya : combat du dieu de l’Orage contre le dragon
(extr. de E. Masson Le combat pour l’immortalité. Héritage indo-européen dans la mythologie anatolienne, document aimablement communiqué par son auteur).

Ce n'est pas là ce que les parallèles grecs et celtiques engagent à penser. En effet, c'est le même roi Arthur qui, dans certains récits, est vainqueur d'un géant-dragon, et qui, dans celui étudié ici, a besoin de l'aide d'un tiers ; c'est le même Zeus qui est vainqueur, seul, chez Hésiode, des Titans et des Gigantes (les « Géants »), mais, dans le combat contre Tuphaôn, selon plusieurs auteurs, appelle un mortel au secours ; c'est le même dieu de l'Orage qui vainc un démon du froid, Hahhima, apparemment sans aide et sans avoir subi une première défaite, tandis qu'il est vaincu dans notre mythe, et ne triomphe que par l'intervention d'Hupasiya. Les variantes coexistent donc, et il n'est pas besoin d'avoir recours à un fonds pré-hittite pour en rendre compte. De même, Illuyanka signifie « serpent », et cette manière de désigner l'adversaire mythique monstrueux par le nom du serpent est tout à fait courante en pays indo-européen : drakôn signifie « serpent » en grec, et le monstrueux dragon Vrtra, en Inde, est souvent appelé simplement Ahi, le « Serpent ».

La localisation de la fête, entre autres, à Nerik, n'implique pas davantage une origine hatti : il s'agit en fait apparemment d'un accident historique, dû à la perte de Zalpa, sur la côte nord de l'Anatolie – en une région que rien ne permet de considérer comme hatti avant les Hittites.

L'explication des éléments linguistiques hatti dans le mythe et le rite hittites est autre : elle paraît tenir simplement dans le rôle rituel accordé aux Hatti dès les plus anciens temps de l'installation hittite dans leur pays. Et peut-être la fête purulli a-t-elle été hatti avant que d'être hittite : encore est-il alors clair que les Hittites l'ont adoptée parce qu'elle s'adaptait à une fête indo-européenne d'hiver – conservée dans la fête jûl des populations germaniques, qui comprenait, comme purulli, l'affrontement contre un dragon, sans doute aussi dans le Mahâvrata de l'Inde ancienne (9) qu'ils devaient avoir apportée avec eux.

De même, on tient habituellement Inara pour une déesse d'origine hatti (10). Mais la communauté de noms Inara-Enora, quelle qu'en soit l'explication précise, implique que le nom est passé, des Proto-Celtes aux Proto-Anatoliens ou en sens inverse, en un temps où les seconds étaient encore en Europe.

Le parallèle celtique montre que l'héritage indo-européen est encore plus complet, dans la tradition anatolienne, que Mme Masson ne l'a montré (11). En fait, cette étude prolonge, confirme et étend ses propres travaux. De même qu'elle atteste l'ancienneté et la qualité de la tradition celtique maintenue en Bretagne jusque dans les temps les plus récents (12).