Une certaine ambiguïté pèse sur le personnage de saint Mars : présenté comme le disciple de l'évêque de Rennes, saint Melaine, il est réputé avoir été évêque de Nantes. Or il ne semble pas avoir laissé de trace dans ce diocèse : Marcius, le cinquième évêque de Nantes, seul connu de ce nom, vécut un siècle et demi avant saint Melaine. Thorode et Longin, dans leur Notice sur la Ville d'Angers , insistent sur l'impossibilité de la rencontre, mentionnée dans la Vie de saint Melaine, des cinq évêques de Nantes, Rennes, Angers, Le Mans et Coutances : " Saint Mars et même saint Victor étaient morts avant le VIème siècle. Saint Aubin, saint Melaine et saint Laud étaient bien contemporains, mais ils n'ont pris part tous trois ensemble à aucun des cinq conciles d'Orléans ; saint Aubin n'a figuré qu'au troisième avec saint Laud, et alors saint Melaine était mort depuis trois ans. " Et Léon Maître pouvait parler de l'"épiscopat douteux d'un personnage obscur". On a pu supposer que, quasiment homonyme de Marcius, le saint Marsus de Bais exerça en fait son ministère de 527 à 531 et que, ayant renoncé à sa charge pour aller terminer sa vie en ermite, son nom n'a pas été retenu dans les registres épiscopaux. Mais cette hypothèse ne lève pas toutes les incertitudes. Deux personnages distincts - l'évêque et l'ermite - n'auraient-ils pas fusionné dans la mémoire collective ? Et n'y aurait-il pas eu des emprunts à des modèles antérieurs : saint Martin au IVème siècle, et un saint Mars en Auvergne au Vème siècle, pour s'en tenir à des noms qui font écho, n'avaient-ils pas eux aussi cumulé les fonctions d'b et d'évêque (ou du moins abbé de monastère) ? On peut se demander dès lors si le symbole ne l'a pas emporté sur la vérité historique. Mars opère quelques miracles : alors que la sécheresse se fait cruellement sentir, il fait jaillir une source en creusant le sol avec son bâton ; par compassion pour une vieille femme, il débarrasse à jamais un terrain des fougères qui l'envahissaient (une autre version prétend que cette absence de fougères serait due au fait qu'enfant, il fut puni par sa mère pour ce geste de charité).
Mais c'est une image moins conventionnelle et plutôt moins flatteuse qui nous est parvenue de lui. Cet épisode se trouve dans la Vie de saint Melaine : ayant tardé à consommer le pain bénit que Melaine avait charitablement partagé entre les cinq évêques de la région, il voit ce pain se transformer en un horrible serpent qui l'enserre dans ses anneaux (le remords de s'être tenu à l'écart de la fraternité qu'il devait à ses compagnons ? ou bien, en un temps où l'Eglise impose l'observance du carême à partir du mercredi des Cendres, le rappel de l'Evangile selon Mathieu (VI,16-18) : "Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste ... ? ) (1). Peut-on, à se sujet, évoquer le sangle, cet animal fabuleux que Verrier et Onillon signalent dans leur Glosaire des patois et parlers de l'Anjou, qui, semblable à un serpent, s'enroule autour du corps de ceux qui sont à jeun, jusqu'à les étouffer ? Quoi qu'il en soit, Mars se met à errer lamentablement à travers la région, mendiant son pardon. Et lorsque Melaine enfin le lui accorde, Mars, enfin libéré de son serpent mais publiquement humilié, se trouve démis de son titre d"évêque et devient le diacre soumis de Melaine. Lourd châtiment pour un passager manquement à la charité ! On est tenté alors de s'interroger sur le sens de cette histoire. Et déjà sur le nom des principaux protagonistes : Mars porte le nom d'une divinité gallo-romaine, particulièrement présente entre Angers, Le Mans, Rennes et Nantes. Une divinité révérée sans doute, mais qui ne s'est que passagèrement imposée sous ce nom en Gaule et qui, en ce VIème siècle, avait perdu tout prestige. A ses côtés - ou plutôt autour de lui puisqu'il va de l'un à l'autre - saint Aubin, "le blanc", saint Victor, "le victorieux" et saint Melaine que l'on n'a pas hésité à assimiler au dieu solaire gaulois Belen, "le brillant, le lumineux", ou plutôt, selon X. Delamarre, "le fort, le puissant" (saint Laud cesse alors d'être concerné, comme s'il ne rentrait pas dans le schéma symbolique). Une autre piste d'interprétation peut être cherchée dans une dérivation du nom du dieu romain : marsi, employée pour désigner les sorciers, et tout particulièrement les charmeurs de serpents (A. Arnout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine) ... Peut-on rapprocher phonétiquement Mars (dont un nom ancien était Maurs) de la sonorité "maure", qui renvoie elle à la notion de noirceur, ce qui renforcerait le contraste avec les autres évêques ? Il est remarquable de constater à quel point le couple MR souligne l'axe Vienne/Loire, de Sainte-Maure-de-Touraine au Marillais, en passant par Saumur et Saint-Maur-de-Glanfeuil, et avec des personnages comme les saints Martin de Marmoutier, Maur, Maure, Maurice, Maurille, Mauron et Martin de Vertou, et quelques géants maléfiques comme Meuron et Maury. Tous participant d'une façon ou d'une autre au combat du Bien contre les forces du Mal et des ténèbres, tous intervenant en cette période où vécut notre saint Mars et qui qui a vu la victoire dans la région du christianisme contre les cultes païens. Le dieu Mars était entre autres présent entre Angers et Nantes : la forêt de Saint-Mars-la-Jaille était consacrée à ce dieu, et l'on dit qu'il fut longtemps révéré au Petit-Mars et dans la forêt voisine où fut implanté Saint-Mars-du-Désert. L'histoire de saint Mars, écrasé par son reptile tout en faisant corps avec lui, ne nous raconterait-elle pas dès lors la lutte ambiguë du Bien contre le serpent maléfique, de la nouvelle religion chrétienne contre les survivances païennes ? Et pourquoi pas, en même temps, la soumission du dieu romain à l'ancien dieu celte Belen, épaulé par la Blancheur et la Victoire, en cette époque qui a suivi la romanisation et qui a connu, selon J.-J. Hatt, une résurgence des croyances indigènes(1) ? Pascal Duplessis suggère une lecture plus approfondie des thèmes concernant saint Mars. L'eulogie - le pain bénit distribué par saint Melaine - ne représente-t-elle pas étymologiquement la "bonne parole", eu-logos ? Or Mars se refuse à ce partage ; il n'avale pas, ne consomme pas cette parole, ne la fait pas sienne, mais se contente de l'enfermer "en son sein". Et au lieu de le transformer intérieurement comme elle aurait dû le faire, c'est elle-même qui se transforme, négativement. Sa fonction est normalement de lier, d'engager (les fiancés échangent leur parole à la chapelle Notre-Dame-d'Alliance de Bais), et c'est par la "mauvaise parole" que Mars se retrouve lié, enserré. Ce ne sera qu'en rétablissant la circulation entre les différents interlocuteurs, et par la "confession" (qui, selon le Dictionnaire des racines des langues européennes, dérive de bha-, parler), qu'il parviendra à se libérer (et, entre autres miracles, saint Melaine rend bien la parole aux muets). Cette importance d'établir une circulation expliquerait les circuits que Mars effectue : à travers la région, ou bien revenant la terminer sa vie là où il l'avait commencée. L'épisode du champ de fougères ne serait alors qu'une réplique de cet épisode : la femme ne se rend pas à la messe où justement est proclamée la bonne parole. Elle est retenue par les fougères qui pullulent dans son champ. Or celles-ci peuvent symboliquement être vues comme des serpents : leurs jeunes pousses s'enroulent sur elles-mêmes (à la façon aussi de la crosse de l'évêque dont l'extrémité figure parfois une tête de dragon) ; et Le Livre des superstitions relève entre autres, dans le Maine-et-Loire, la coutume de "mordre dans une fougère femelle lorsqu'on pénètre dans un bois" pour éviter d'être mordu par une vipère. Alors Mars, se souvenant de son expérience, lui demande d'aller se nourrir de la parole et lui permet ainsi de se débarrasser de ses "serpents". Poursuivant l'analyse, P. Duplessis suggère un rapport avec le processus des règles chez la femme. La fougère n'est-elle pas une plante qui ne produit pas de "fleurs" ? Sinon, dit-on, pendant une heure, à minuit, la nuit de la Saint-Jean. Et ces fleurs sont rouge sombre et possèdent un grand pouvoir. On connaît, notamment grâce à Mélusine, ce qui rattache le serpent aux cycles menstruels. Il y a probablement là une nouvelle grille de lecture de l'aventure de saint Mars ...
(1) Un compagnon de saint Jacut connaît une mésaventure semblable à Saint-Suliac : s'étant abstenu de manger une galette qui lui avait été présentée par saint Suliac et où il avait trouvé un ver, celui-ci s'était transformé en un horrible serpent qui l'avait dévoré.
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